Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8637

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 179-180).
8637. — À M. MARMONTEL.
À Ferney, 29 septembre.

On m’a instruit, mon cher ami, du beau tour que vous m’avez joué[1]. Il m’est impossible de vous remercier dignement, et d’autant plus impossible que je suis assez malade. Il ne faut pas vous témoigner sa reconnaissance en mauvais vers, cela ne serait pas juste ; mais je dois vous dire ce que je pense en prose très-sérieuse : c’est qu’une telle bonté de votre part et de celle de Mlle Clairon, une telle marque d’amitié, est la plus belle réponse qu’on puisse faire aux cris de la canaille qui se mêle d’être envieuse. C’est une plus belle réponse encore aux Riballier et aux Coger. Soyez très-certain que je suis plus honoré de votre petite cérémonie de la rue du Bac que je ne le serais de toutes les faveurs de la cour. Je n’en fais nulle comparaison. Il y a sans doute de la grandeur d’âme à témoigner ainsi publiquement son estime et sa considération en France à un Suisse presque oublié, qui achève sa carrière entre le mont Jura et les Alpes.

Il n’y a pas grand mal à être oublié, c’est même souvent un bonheur ; le mal est d’être persécuté, et vous savez combien nous l’avons été, et par qui ? par des cuistres dignes du xiiie siècle.

S’il faut détester les cabales, il faut respecter l’union des véritables gens de lettres ; c’est l’unique moyen de leur donner la considération qui leur est nécessaire.

Je vous remercie donc pour moi, mon cher ami, et pour la gloire de la littérature que vous avez daigné honorer dans moi.

Voici mon action de grâces à Mlle Clairon. Je vous en dois une plus travaillée ; mais vous savez qu’un long ouvrage en vers demande du temps et de la santé.

Je vous embrasse tendrement, mon cher ami ; mon seul chagrin est de mourir sans vous revoir.

Je vous prie de présenter à Mlle Clairon ma petite épître écourtée.

  1. Voyez la première note sur la lettre précédente.