Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8605

8605. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 21 auguste.

Madame, je ne cesse d’admirer celle qui, ayant tous les jours à écrire en Turquie, à la Chine, en Pologne, trouve encore du temps pour daigner écrire au vieux malade du mont Jura. Il y a longtemps que je sais que vous avez plusieurs âmes, en dépit des théologiens, qui aujourd’hui n’en admettent qu’une. Mais enfin Votre Majesté impériale n’a pas plusieurs mains droites ; elle n’a qu’une langue pour dicter, et la journée n’a que vingt-quatre heures pour vous ainsi que pour les Turcs, qui ne savent ni lire ni écrire ; en un mot, vous m’étonnez toujours, quoique je me sois promis depuis longtemps de n’être plus étonné de rien. Je ne suis pas même étonné que mes cèdres n’aient point germé, tandis que ceux de Votre Majesté sont déjà de quelques lignes hors de terre. Il n’est pas juste que la nature me traite aussi bien que vous. Si vous plantiez des lauriers au mois de janvier, je suis sûr qu’ils vous donneraient au mois de juin de quoi mettre autour de votre tête.

Je ne sais pas s’il est vrai que les dames de Cracovie fassent bâtir en France un château pour nos officiers. Je doute que les Polonaises aient assez d’argent de reste pour payer ce monument. Ce château pourrait bien être celui d’Armide, ou quelque château en Espagne.

Ce qui doit paraître plus fabuleux à nos Français, et qui cependant est très-vrai, à ce qu’on m’assure, c’est que Votre Majesté, après quatre ans de guerre, et par conséquent de dépenses prodigieuses, augmente la paye de ses armées d’un cinquième. Notre ministre des finances doit tomber à la renverse en apprenant cette nouvelle. Je me flatte que Falconet[1] en dira deux mots sur la base de votre statue ; je me flatte encore que ce cinquième sera pris dans les bourses que mon cher Moustapha sera obligé de vous payer pour les frais du procès qu’il vous a intenté si maladroitement.

Je vous annonce aujourd’hui un gentilhomme flamand, jeune, brave, instruit, sachant plusieurs langues, voulant absolument apprendre le russe, et être à votre service ; de plus, bon musicien il s’appelle le baron de Pellemberg. Ayant su que je devais avoir l’honneur de vous écrire, il s’est offert pour courrier, et le voilà parti : il en sera ce qu’il pourra ; tout ce que je sais, c’est qu’il en viendra bien d’autres, et que je voudrais bien être du nombre.

Voici le temps, madame, où vous devez jouir de vos beaux jardins, qui, grâce à votre bon goût, ne sont point symétrisés. Puissent tous les cèdres du Liban y croître avec les palmes !

Le vieux malade de Ferney se met aux pieds de Votre Majesté impériale avec le plus profond respect et la plus sensible reconnaissance.

  1. Étienne Falconet, sculpteur qui fit à Saint-Pétersbourg la statue de Pierre le Grand, né à Paris en 1716, y est mort en janvier 1791. (B.)