Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8532
Je dirai d’abord à mon héros qu’il est impossible que La Harpe ait fait les très-impertinents vers que les cabaleurs du temps ont mis sur son compte. Il en est incapable, et il est évident qu’ils sont d’un homme qui ose être jaloux de votre gloire, de votre considération, de l’extrême supériorité que vous avez eue sur tous ceux qui ont couru la même carrière que vous. Soyez très-persuadé, monseigneur, que La Harpe n’a eu aucune pari à cette plate infamie ; je le sais de science certaine. Il en résultera, de cette calomnie atroce, que vous accorderez votre protection à ce jeune homme, avec d’autant plus de bonté qu’il a été accusé auprès de vous plus cruellement.
Je vois de loin toutes les ridicules cabales qui désolent la société dans Paris, et qui rendent notre nation fort méprisable aux étrangers. Mous sommes dans l’année centenaire de la Saint-Barthélemy[1] ; mais nous avons substitué des combats de rats et de grenouilles[2] à la foule des grands assassinats et des crimes horribles qui nous firent détester du genre humain. Aujourd’hui du moins nous ne sommes qu’avilis.
La discorde n’a chez nous d’autre effet que celui qu’elle a chez les moines. Elle produit des pasquinades contre monsieur le prieur, de petites jalousies, de petites intrigues ; tout est petit, tout est bassement méchant. Je ne vois pas ce que nous deviendrions sans l’opéra-comique, qui sauve un peu notre gloire.
Dieu me garde de m’aller fourrer dans le tourbillon d’impertinences qui emporte à tout vent toutes les cervelles de Paris ! Je voudrais bien pourtant ne point mourir sans vous avoir fait ma cour, il est dur pour moi de n’avoir point cette consolation, mais je ne puis me remuer, il a deux ans que je n’ai mis d’habit ; j’ai fermé ma porte à tous les étrangers : je suis presque entièrement sourd et aveugle, quoique j’aie encore quelquefois de la gaîté.
J’ai peur de ne pluss réussir à être gai : j’ai peur que vous n’ayez pas été content de ma Bégueule, car vous n’avez jamais
fréquenté de ces personnes-là, et elles n’auraient pas été longtemps bégueules avec vous. Si jamais vous faisiez un petit tour à Richelieu, je me ferais traîner sur la route pour envisager encore une fois mon héros, et pour lui renouveler le plus sincère, le plus respectueux et le plus tendre des hommages.