Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8452

8452. — À CATHERINE II,
IMPÉRATRICE DE RUSSIE.
À Ferney, 1er janvier 1772.

Madame, je souhaite à Votre Majesté impériale, pour l’année 1772, non pas augmentation de gloire, car il n’y a plus moyen, mais augmentation de croquignoles sur le nez de Moustapha et de ses vizirs, quelques victoires nouvelles, votre quartier général à Andrinople, et la paix.

La lettre de Votre Majesté impériale[1], du 18 novembre, v. st., peut me faire vivre encore pour le moins cette année bissextile. Si vous aviez pris la mode des anciens Romains en tout, vos lettres seraient toujours farcies de lauriers. Je voudrais que le frère du nouveau Thoas de la Tauride[2] pût voyager dans nos climats, et que je pusse l’entendre. Je serais bien charmé d’apprendre à nos Welches qu’il y a un bel esprit dans le pays où Iphigénie égorgeait, en qualité de religieuse, tous les étrangers en l’honneur d’une vilaine statue de bois, toute semblable à Notre-Dame miraculeuse de Czenstokova[3] Je ne sais encore, madame, si c’était la vraie peste qui s’était emparée de Moscou[4], mais elle est dans notre voisinage. Elle a envoyé devant Dieu cinq cent cinquante personnes à Crémone en un jour, à ce que dit la renommée. Pour peu qu’elle ait duré huit jours, il n’y a plus personne dans cette ville. On prétend qu’elle est venue de la foire de Sinigaglia, pays appartenant à mon saint-père le pape, sur la côte de la mer Adriatique. Les papes ne pouvant plus détrôner les princes, leur envoient ce fléau de Dieu pour les amener à résipiscence. Mais la peste étant venue par le voisinage de Notre-Dame de Lorette, elle pourra bien passer par Rome. Il serait triste que le grand inquisiteur et le sacré collège eussent le charbon.

Le fait est que Genève, ma voisine, tremble de tout son cœur, attendu qu’elle a plus de commerce avec Crémone qu’avec Rome ; mais sûrement les processions des catholiques auront purifié l’air avant que la peste ne vienne à Ferney, qui est tout au beau milieu des hérétiques.

Une autre peste est celle des confédérés de Pologne ; je me flatte que Votre Majesté impériale les guérira de leur maladie contagieuse. Nos chevaliers welches qui ont porté leur inquiétude et leur curiosité chez les Sarmates doivent mourir de faim, s’ils ne meurent pas du charbon. Voilà une plaisante croisade qu’ils ont été faire. Cela ne servira pas à faire valoir la prudence et la galanterie de ma chère nation.

Votre Majesté me demande si les auteurs de l’Encyclopédie avouent l’édition de Genève : ils la souffrent, mais ils n’en sont pas les maîtres. Elle devait se faire à Paris ; notre inquisition ne l’a pas permis. Les libraires de Paris se sont associés avec ceux de Genève pour cet ouvrage, qui ne sera fait de plusieurs années. Ils en sont les maîtres, et ils font travailler des auteurs à tant la feuille, comme je fais travailler mes manœuvres dans mon jardin à tant la toise. Ils ont fait écrire à M. le prince Gallitzin à la Haye, et lui ont demandé sa protection pour obtenir des suppléments ; ils ont raison : les articles de Russie donneront du lustre à leur édition, en dépit des canons fondus par M. de Tott. Ce M. de Tott, au reste, est un homme de beaucoup d’esprit : c’est dommage qu’il ait pris le parti de Moustapha. Je suis fâché qu’Ali-bey, le prince Héraclius, le prince Alexandre, ne connaissent point les fêtes de nos remparts, nos admirables opéras-comiques, notre fax-hall perfectionné, et qu’ils ne sachent pas danser le menuet proprement.

Je me mets aux pieds de Votre Majesté impériale pour l’année 1772 dont je compte voir le premier jour, car elle commence aujourd’hui, et personne n’est sûr du second. Votre admirateur et votre très-humble et très-passionné serviteur.

Le vieux Malade de Ferney.

La peste de Crémone vient de cesser ; on dit que ce n’est rien ; peut être demain recommencera-t-elle.

  1. N° 8419.
  2. Le kalga sultan, frère du kan de la Crimée ; voyez lettre 8419.
  3. Voyez lettre 8248 et tome XX, page 451.
  4. Voyez lettres 8387 et 8411.