Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8357

8357. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 31 auguste.

Madame, j’ose dire que Votre Majesté impériale me devait la lettre dont elle m’honore du 16 juillet. J’avais besoin de cette douce consolation après deux détestables gazettes consécutives, dans lesquelles on disait que les troupes de notre invincible sultan Moustapha étaient partout pleinement victorieuses. Je ne conçois pas ce qu’on gagne à débiter de si impudents mensonges, qui ne peuvent séduire les peuples que cinq ou six jours. Quand on trompe les hommes, il faut les tromper longtemps, comme on a fait à Rome. Il n’en est pas de même en fait d’exploits militaires.

Je présume que tous les Tartares de Crimée sont actuellement vos sujets. Je vous vois marcher de conquête en conquête : on m’assure que vos troupes, véritablement victorieuses, ont passé le Danube, et que vous avez cent vaisseaux dans les mers de l’Archipel.

Je bénis Dieu d’être né pour voir cette grande révolution. Personne ne s’attendait, lorsque Pierre le Grand était de mon temps à Sardam[1], qu’un jour Votre Majesté impériale dominerait sur la mer Noire, sur l’Archipel, et sur le Danube.

On m’assure que mon cher ami Ali-bey a pris Damas, et qu’il a mis le siège devant Alep, afin d’essayer jusqu’où l’invincible Moustapha peut porter la vertu de la résignation. Si cela est vrai, comme je le souhaite du fond de mon cœur, jamais la patience d’un sultan n’a été plus exercée. Mais il faut que cet invincible héros soit un homme bien opiniâtre pour ne pas vous demander la paix à genoux.

Nous avons eu un roi, nommé Louis XI, qui disait : « Quand orgueil marche devant, dommage marche derrière. » Moustapha ne s’est pas souvenu de cette maxime : il vous avait ordonné de vider la Podolie ; vous avez fort mal obéi. J’ose me flatter à la fin que vous lui ordonnerez de vider Constantinople, et qu’il vous obéira.

Si vous daignez encore, madame, trouver dans tout ce fracas quelques moments pour lire mes rêveries, les quatrième et cinquième volumes des Questions sur l’Encyclopédie doivent être actuellement entre vos belles mains. Voici, en attendant, une feuille du tome septième, qui n’est pas encore mise au net. L’auteur a pris la liberté de dire un petit mot de Votre Majesté à la page 356[2].

Je me mets à vos pieds, je les baise beaucoup plus respectueusement que ceux du pape : il se croit le premier personnage du monde ; Moustapha croyait aussi l’être, mais je sais bien à qui ce nom est dû.

Que ma souveraine agrée le profond respect de sa vieille créature.

  1. Bourg de Hollande.
  2. Voyez tome XIX, page 616.