Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8355

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 499-500).
8355. — À M. FORMEY.
À Ferney, 26 auguste.

Je n’ai qu’une idée fort confuse, monsieur, de la tragédie[1] dont vous me parlez. Il me semble que Lothaire avait tort avec sa femme, mais que le pape avait plus grand tort avec lui. C’est un de nos grands ridicules que la barrette d’un pape prétende gouverner de droit divin la braguette d’un prince. Les Orientaux sont bien plus sages que nous ; leurs prêtres ne se mêlent point du sérail des sultans.

Je fais assurément plus de cas du Condé[2] de Reinsberg que de tous les papes de Rome, sans y comprendre saint Pierre, qui n’a jamais été dans ce pays-là. Je vois avec grand plaisir qu’il daigne mêler les lauriers d’Apollon à ceux de Mars. Il jouit d’un bien plus grand avantage ; il a pour lui les cœurs de toute l’Europe. Tout ce que vous dites de la vie qu’il mène à Reinsberg me confirme dans mon idée que les arts et la gloire se sont réfugiés vers le Nord.

Vous m’apprenez, monsieur, que vous avez environ deux ans plus que moi, et vous prétendez que vous finirez bientôt votre carrière. Pour moi, qui suis un jeune homme de soixante-dix-huit ans, je vous avoue que j’ai déjà fini la mienne. Je suis devenu aveugle, et c’est être véritablement mort, surtout dans une campagne où il n’y a d’autre beauté que celle de la vue.

Je vous assure que je suis très-touché de la lettre que vous m’écrivez ; elle me fait espérer que vous aurez quelque pitié de moi dans mon oraison funèbre. Vous me reprocherez de n’avoir cru ni aux monades, ni à l’harmonie préétablie ; mais il faudra bien que vous conveniez que j’ai été l’apôtre de la tolérance.

J’ai établi, Dieu merci, chez moi cinquante familles huguenotes qui vivent comme frères et sœurs avec les familles papistes, et je souhaite que les Welches fassent en grand ce que moi Allobroge j’ai fait en petit. Comme je ne peux plus jouer la comédie, j’ai changé mon théâtre en manufacture ; c’est ainsi que j’expie mes péchés. Vous me direz que je me vante, au lieu de me confesser ; mais j’avoue mon péché d’orgueil, et mon orgueil est de vous plaire.

Adieu, monsieur ; conservez vos yeux et votre appétit, tandis que je perds tout cela. Conservez-moi aussi vos bontés, qui m’ont fait un plaisir extrême.

Le vieux Malade de Ferney.

  1. De Lothaire et Valrade ; voyez tome XLVI, page 174.
  2. Frédéric-Henri-Louis de Prusse, connu sous le nom du prince Henri, frère de Frédéric, était né le 18 janvier 1726, et est mort à Reinsberg le 3 auguste 1802.