Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8348

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 493-494).
8348. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
9 auguste.

Mais, mon cher ange, je vous dis que mon jeune homme a redemandé sa petite drôlerie[1]. Il s’est bien formé depuis six mois, et il est honteux de vous l’avoir envoyée telle qu’elle était. Je présume que vous en serez bien content. Pour moi, je vous avoue que je le suis vous en jugerez, et vous me direz si je me trompe.

La Harpe vient de remporter deux prix à l’Académie[2]. On dit que le public confirmera ce jugement, et que ces deux ouvrages sont excellents. Nos prix n’ont jamais fait la réputation de personne ; nous les avons donnés souvent à des pièces bien médiocres. Avez-vous vu ces deux pièces ? l’Éloge de Fénelon passe pour un chef-d’œuvre.

J’ai toujours oublié de vous demander s’il était vrai que Bernard eût perdu, tout à fait la mémoire. Cela serait bien triste pour un favori des filles de Mémoire. Cela me fait trembler en qualité de son confrère, non que je me tienne favori ; je me suis toujours borné à être courtisan. C’est mon jeune homme qui sera favori ; mais on prétend qu’il ne trouvera point d’acteurs, et que la race en périt tous les jours.

Je vous ai envoyé à tout hasard un petit mémoire, pour que vous eussiez la bonté d’en dire la substance à M. de Monteynard[3] quand l’occasion s’en présenterait. Je n’ai point pressé vos bontés sur cet objet ; il faut être discret.

Si vous étiez parent de M. l’abbé Terray comme de M. de Monteynard, je vous presserais bien davantage. Il m’a joué de funestes tours. Ma pauvre colonie est sans appui. Il y a sept mois que nous ne nous soutenons que par nous-mêmes. Nous vous enverrons incessamment les deux montres que Mme d’Argental a commandées ; elles sont presque faites, et seront très-bonnes. Il n’y a que nous qui donnions de bonne marchandise à bon marché. On ne nous connaît pas assez, et on ne nous protège pas assez.

J’ai encore une chose à vous demander : est-il vrai que M. le maréchal de Richelieu a été malade, et qu’il a perdu aussi la mémoire dans sa maladie ? Il n’y aura plus moyen de se souvenir de rien, si M. de Richelieu et Gentil-Bernard ont tout oublié.

Ce qui est bien sûr, c’est que je n’oublierai jamais mes respectables anges, et que je leur serai attaché jusqu’au dernier moment de ma vie.

Les deux montres que vous m’avez demandées partent aujourd’hui à l’adresse de M. de Villemorier, pour M. l’abbé de Villeraze.

  1. Par cette expression du Bourgeois gentilhomme, acte I, scène II, Voltaire désigne ici sa tragédie des Pélopides.
  2. Le prix d’éloquence (Éloge de Fénelon ; voyez lettres 8381 et 6216) et celui de poésie (Des talents dans leur rapport avec la société et le bonheur).
  3. Voyez lettre 8321.