Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8318

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 463-464).
8318. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
30 juin.

Croyez-moi, madame, si quelque chose dépend de nous, tâchons tous deux de ne point prendre d’humeur. C’est ce que nous pouvons faire de mieux à notre âge, et dans le triste état où nous sommes.

Vous me laissez deviner tout ce que vous pensez ; mais pardonnez-moi aussi mes idées. Trouvez bon que je condamne des gens que j’ai toujours condamnés, et qui se sont souillés en cannibales du sang de l’innocent et du faible. Tout mon étonnement est que la nation ait oublié les atrocités de ces barbares. Comme j’ai été un peu persécuté par eux, je suis en droit de les détester ; mais il me suffit de leur rendre justice. Rendez-la-moi, madame, après cinquante années de connaissance ou d’amitié.

J’avais infiniment à cœur que votre grand’maman et son mari fussent persuadés de mes sentiments. Je ne vois pas pourquoi vous ne leur avez pas envoyé cette septième page[1], et il est très-triste pour moi qu’elle leur vienne par d’autres.

Votre dernière lettre me laisse dans la persuasion que vous êtes fâchée, et dans la crainte que votre grand’maman ne le soit ; mais je vous avertis toutes deux que je m’enveloppe dans mon innocence[2] ; je n’ai écouté que les mouvements de mon cœur ; n’ayant rien à me reprocher, je ne me justifierai plus. Il y a d’ailleurs tant de sujets de s’affliger qu’il ne s’en faut pas faire de nouveaux.

Je n’aurai pas la cruauté d’être en colère contre vous. Je vous plains, je vous pardonne, et je vous souhaite tout ce que la nature et la destinée vous refusent aussi bien qu’à moi.

Pardonnez-moi de même l’affliction que je vous témoigne, en faveur de l’attachement qui ne finira qu’avec ma vie, laquelle finira bientôt.

  1. Voyez la note, page 441.
  2. Horace a dit, livre III, ode xxix, vers 54-55 :

    Virtute me involvoEt mea
    Virtute me involvo.