Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8179

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 325-326).
8179. — À MADAME D’ÉPINAI.
16 janvier.

Je vous ai envoyé, madame, l’article Blé[1], et vous avez dû trouver qu’on n’y traite pas l’abbé Galiani avec la même dureté qu’ont les économistes ; je ne vous ai point écrit, parce que j’étais très-malade ; je perds les yeux dès qu’il y a de la neige sur la terre, et bientôt je les fermerai pour toujours. J’ai cru d’ailleurs que cet article Blé valait mieux que mes lettres : la différence entre les économistes et moi, c’est qu’ils écrivent, et que je sème ; et bien m’en a pris d’avoir été plus laboureur qu’écrivain. La famine est dans notre pays ; il y a trois mois qu’une livre de pain blanc coûte neuf sous : vous êtes plus heureux à Paris. Si vous vouliez vous réduire à venir mener chez nous la vie patriarcale, comme vous le disiez dans votre dernière lettre, vous auriez peut-être de la peine à vous y accoutumer. Les patriarches n’étaient point dans les neiges six mois de l’année ; et puis, toute philosophe que vous êtes, serez-vous jamais assez philosophe pour quitter Paris ? Vous n’en ferez rien, madame ; vous trouverez Paris insupportable, et vous l’aimerez. On prétend que cette grande ville est un peu folle pour le moment présent, et que tout le monde y fait son château en Espagne ; j’aimerais bien mieux que vous eussiez un beau château dans mon voisinage.

Adieu, madame ; probablement je n’aurai jamais la consolation de vous revoir, mais vous serez toujours ma chère et belle philosophe.

  1. Des Questions sur l’Encyclopédie ; voyez tome XVIII, page 5.