Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8090

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 258).
8090. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
23 novembre.

Comment, monsieur, c’est vous qui m’accusez d’inégalité et de caprice ! Vous écrivez à la grand’maman[2], en lui envoyant votre épître, que, par parenthèse, j’avais déjà lue quand elle l’a reçue :

« Si cette épître trouvait grâce devant vos yeux, je vous dirais : Envoyez-en copie pour amuser votre petite-fille, supposez qu’elle soit amusable, et qu’elle ne soit pas dans ses moments de dégoût. Pour réussir chez elle, il faut prendre son temps. »

Je conviens que je suis peu amusable, que l’on me procure souvent des moments de dégoût c’est un inconvénient qui ne m’arrivera jamais par vous ; mais que vous ayez besoin de prendre votre temps avec moi pour réussir, vous devez savoir que ce temps dure depuis quelque temps ; il y a un peu plus de cinquante ans que vous en faites l’épreuve. Rougissez donc, monsieur, de recevoir des impressions par vos nouvelles connaissances contre la plus ancienne et la meilleure de vos amies. Votre livrée[3] me hait, je sais bien pourquoi.


Je n’ai point devant eux pu fléchir les genoux,
Ni leur rendre un honneur que je ne rends qu’à vous.


Ne les écoutez plus, et ne donnez point à la grand’maman occasion de croire que vous êtes ingrat et injuste : elle est témoin de mon amitié et de mon admiration pour vous ; repentez-vous, et vous obtiendrez votre pardon.

Votre épître est charmante. Vous ne m’avez point envoyé votre article Dramatique, qu’on dit être parfait. Il paraît depuis peu un Testament dont on ne peut deviner l’auteur : il est de la main d’un diable forcé à honorer les saints. Quand vous l’aurez lu, je voudrais que vous me dissiez de qui vous le croyez : c’est peut-être lui faire trop d’honneur que d’avoir cette curiosité[4].

Ne croyez pas, je vous prie, que je bâille toujours dans mon tonneau ; j’ai encore quelquefois des moments de gaieté ; mais je n’en ai pas, comme vous, un fonds inépuisable en moi-même ; je ne la produis pas, mais je la reçois facilement, et surtout quand elle me vient de vous. Vous devriez vous reprocher de m’en donner si rarement, et ce que vous ne devez jamais vous pardonner, ce sont vos injustices.

  1. Correspondance complète, édition de Lescure, 1865.
  2. Voyez la lettre de Voltaire à la duchesse de Choiseul, du 16 novembre.
  3. Les philosophes.
  4. Testament de Voltaire, par Marchand.