Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8030

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 203-204).
8030. — À MADAME NECKER.
Ferney, 25 septembre.

Je vous crois actuellement à Paris, madame ; je me flatte que vous avez ramené M. Necker en bonne santé[1]. Je lui présente mes très-humbles obéissances, aussi bien qu’à monsieur son frère, et je les remercie tous deux de la petite correspondance qu’ils ont bien voulu avoir avec mon gendre, le mari de Mlle Corneille.

J’ai actuellement chez moi M. d’Alembert, dont la santé s’est affermie, et dont l’esprit juste et l’imagination intarissable adoucissent tous les maux dont il m’a trouvé accablé. J’achève ma vie dans les souffrances et dans la langueur, sans autre perspective que de voir mes maux augmentés si ma vie se prolonge. Le seul remède est de se soumettre à la destinée.

M. Thomas fait trop d’honneur à mes deux bras. Ce ne sont que deux fuseaux fort secs ; ils ne touchent qu’à un temps fort court ; mais ils voudraient bien embrasser ce poëte philosophe qui sait penser et s’exprimer. Comme dans mon triste état ma sensibilité me reste encore, j’ai été vivement touché de l’honneur qu’il a fait aux lettres par son discours académique[2], et de l’extrême injustice qu’on a faite à ce discours en y entendant ce qu’il n’avait pas certainement voulu dire ; on l’a interprété comme les commentateurs font Homère. Ils supposent tous qu’il a pensé autre chose que ce qu’il a dit. Il y a longtemps que ces suppositions sont à la mode.

J’ai oui conter qu’on avait fait le procès, dans un temps de famine, à un homme qui avait récité tout haut son Pater noster ; on le traita de séditieux parce qu’il prononça un peu haut Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien.

Vous me parlez, madame, du Système de la Nature, livre qui fait grand bruit parmi les ignorants et qui indigne tous les gens sensés. Il est un peu honteux à notre nation que tant de gens aient embrassé si vite une opinion si ridicule. Il faut être bien fou pour ne pas admettre une grande intelligence quand on en a une si petite ; mais le comble de l’impertinence est d’avoir fondé un système tout entier sur une fausse expérience faite par un jésuite irlandais[3] qu’on a pris pour un philosophe. Depuis l’aventure de ce Malcrais de La Vigne, qui se donna pour une jolie fille faisant des vers, on n’avait point vu d’arlequinade pareille. Il était réservé à notre siècle d’établir un ennuyeux système d’athéisme sur une méprise. Les Français ont eu grand tort d’abandonner les belles-lettres pour ces profondes fadaises, et on a tort de les prendre sérieusement.

À tout prendre, le siècle de Phèdre et du Misanthrope valait mieux.

Je vous renouvelle, madame, mon respect, ma reconnaissance et mon attachement.

  1. M. et Mme Necker étaient allés aux eaux de Spa.
  2. Le 5 septembre 1770, lors de la réception de Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse, à l’Académie française, Thomas, directeur, prononça une réponse beaucoup plus longue que le discours du récipiendaire, et dans laquelle, traitant De l’Esprit des affaires, il donna lieu à des applications piquantes. On défendit l’impression de cette Réponse, qui n’a paru que dans les Œuvres posthumes de Thomas, en 1802. Thomas dit que Voltaire a associé la grâce à l’élévation, la gaieté au sentiment, et le goût au génie ; mais il ne parle pas des bras de Voltaire, du moins dans le discours tel qu’il est imprimé. (B.)
  3. Needham ; voyez tome XXVII, page 159.