Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8020

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 193-194).
8020. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
10 septembre.

Mon cher ange, j’ai passé bien du temps sans vous écrire. Je n’avais que mes petits désastres à vous mander : des ouragans qui m’ont arraché le fruit de douze ans de travail ; une assez longue maladie qui voulait m’emporter dans le pays où il n’y a point d’ouragans et où l’on ne sent pas le moindre vent coulis ; des contradictions dans mes établissements, auxquelles je me suis toujours bien attendu.

La petite-fille[1] d’Adrienne Lecouvreur m’a fait entrevoir qu’elle pourrait bien aller à Paris, et demeurer chez moi en attendant. Il n’y a rien que je ne fisse pour elle, et je vous prie de l’en assurer ; mais je me trouve dans la situation la plus embarrassante il a fallu fournir aux frais immenses d’une colonie, et ces frais ne seront remboursés qu’à mes héritiers. Je me suis ruiné pour faire quelque bien.

Pendant ce temps-là, le contrôleur général a manqué à la parole qu’il avait donnée au nom du roi de payer les arrérages de cent soixante millions dont l’emprunt a été enregistré au parlement ; et non-seulement il a manqué à sa parole, mais il n’a pas fait délivrer, depuis six mois, les contrats d’acquisition ; de sorte que je me trouve, avec la plus grande partie de ma fortune, comme si j’étais entièrement ruiné. C’est pourtant un dépôt d’argent comptant, un bien de famille, un bien hypothéqué par contrat de mariage, qu’on m’a pris sans me donner le plus léger dédommagement.

Tant de malheurs venus coup sur coup, surchargés d’une maladie considérable, ne m’ont pas trop laissé la liberté d’écrire, et me mettent encore moins en état de faire ce que je voudrais pour la petite-fille d’Adrienne. Si j’avais quelque petite ressource au moment où je me trouve, je lui donnerais du moins un petit entresol auprès de Mme Denis ; mais je suis si accablé et si désorienté, que je ne puis rien faire.

Je ne vous parle point des deux cent mille francs de M. Garant[2]; je suis trop en peine des miens, et je n’ai point du tout le nez tourné à la plaisanterie pour le moment présent.

Je vous demande pardon, mon cher ange, de vous écrire une lettre si triste. Quand vous croirez qu’il sera temps de jouer le Dépositaire, donnez-moi vos ordres : cela me ragaillardira.

Je me flatte que Mme d’Argental et vous, vous jouissez tous deux d’une bonne santé, et que vous menez une vie charmante. Cela fait ma consolation. Recevez tous deux les assurances de mon tendre et respectueux attachement.

  1. Mlle Daudet, fille de Mlle Lecouvreur.
  2. Personnage du Dépositaire. Il est question des deux cent mille francs dans la scène iv de l’acte Ier ; voyez tome VI, page 407.