Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7960

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 139-140).
7960. — À M. D’ALEMBERT.
16 juillet.

Mon très-cher philosophe, je vous prie de me dire ce que vous pensez du Système de la Nature ; il me paraît qu’il y a des choses excellentes, une raison forte, et de l’éloquence mâle, et que par conséquent il fera un mal affreux à la philosophie. Il m’a paru qu’il y avait des longueurs, des répétitions, et quelques inconséquences ; mais il y a trop de bon pour qu’on n’éclate pas avec fureur contre ce livre. Si on garde le silence, ce sera une preuve du prodigieux progrès que la tolérance fait tous les jours. On s’arrache ce livre dans toute l’Europe.

Je persiste dans la prière que je vous ai faite[1] de faire rendre à Jean-Jacques sa mise ; c’est l’avis de M. de Saint-Lambert. Je ne peux voir cet homme dans la liste à côté de vous et de M. le duc de Choiseul ; mais je vous recommande toujours Frédéric, non pas parce qu’il est roi, mais parce qu’il m’a fait du mal et qu’il me doit une réparation.

Je vous prie instamment, mon cher ami, de me mander si vous lui avez écrit.

J’ai appris avec plaisir qu’on ne jouerait point cette infâme pièce intitulée le Satirique ; ceux qui l’ont protégée doivent rougir.

Si vous voyez monsieur l’archevêque de Toulouse, dites-lui, je vous en prie, qu’on lui demandera sa protection pour les Sirven. Les Sirven plaident hardiment pour avoir des dépens, dommages et intérêts qu’on leur doit. La jeunesse du parlement est pour nous ; mais nous avons contre nous un procureur général[2] qui, dans ses conclusions sur le procès des Calas, requit qu’on pendît et qu’on brûlat Mme Calas. Cette bonne et vertueuse mère me vint voir ces jours passés ; je pleurai comme un enfant.

Portez-vous bien ; vivez pour enseigner les sages et pour réprimer les fous.

Encore un petit mot. Je ne saurais m’accoutumer à voir un Fréron protégé ; je pense qu’il est aussi important pour tous les gens de lettres de faire connaître ce lâche scélérat qu’il l’était à tous les pères de famille de faire arrêter Cartouche. Thieriot ne sera pas assez lâche pour nier qu’il m’ait envoyé l’original des Anecdotes imprimées[3]. Pour peu que La Harpe ou quelque autre se donne la peine d’interroger ceux qui sont nommés dans ces anecdotes, on découvrira aisément la vérité ; le monstre sera reconnu, et je me charge, moi, de faire instruire tous ceux dont il a surpris la protection. Je trouve qu’il y aurait une faiblesse inexcusable à laisser jouir en paix ce monstre du fruit de ses crimes. Conférez-en, je vous en prie, avec M. de Marmontel ; quand on a des armes pour tuer une bête puante, il ne faut pas les laisser rouiller ; cependant portez-vous bien, vous dis-je.

  1. Lettre 7949.
  2. Riquet de Bonrepos.
  3. Voyez tome XXIV, page 181.