Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7944

7944. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 4 juillet.

Madame, j’ai reçu la lettre dont Votre Majesté impériale m’honore, en date du 27 mai. Je vous admire en tout ; mon admiration est stérile, mais elle voudrait vous servir : encore une fois je ne suis pas du métier, mais je parierais ma vie que, dans une plaine, ces chars armés, soutenus par vos troupes, détruiraient tout bataillon ou tout escadron ennemi qui marcherait régulièrement ; vos officiers en conviennent le cas peut arriver. Il est difficile que dans une bataille tous les corps turcs attaquent en désordre, dispersés, et voltigeant vers les flancs de votre armée ; mais s’ils combattent d’une manière si irrégulière, en sauvages sans discipline, vous n’aurez pas besoin des chars de Tomyris ; il suffira de leur ignorance et de leur emportement pour les faire battre comme vous les avez toujours battus.

Je ne conçois pas comment Votre Majesté n’est pas encore maîtresse de Brahilow et de Bender, au moment que je vous écris ; mais peut-être ces deux places sont-elles prises, et nous n’en avons pas encore la nouvelle.

Les gazettes me font toujours une peine égale à mon attachement ; je crains que les Turcs ne soient en force dans le Péloponèse.

Je n’entends plus parler de la révolution prétendue arrivée en Égypte tout cela m’inquiète pour mes chers Grecs, et pour vos armées victorieuses, qui ne me sont pas moins chères.

La France envoie une flotte contre Tunis ; j’aimerais encore mieux qu’elle envoyât trente vaisseaux de ligne contre Constantinople.

Votre entreprise sur la Grèce est sans contredit la plus belle manœuvre qu’on ait faite depuis deux mille ans ; mais il faut qu’elle réussisse pleinement : ce n’est pas assez qu’elle vous fasse un honneur infini. Où est le profit, là est la gloire, disait notre roi Louis XI, qui ne vous égalait en rien.

Je donnerais tout ce que j’ai au monde pour voir Votre Majesté impériale sur le sopha de Moustapha. Son palais est assez vilain, ses jardins aussi ; vous auriez bientôt fait de cette prison le lieu le plus délicieux de la terre. Daignez, je vous en conjure, me dire si vous espérez y parvenir. Il me semble qu’il ne faudrait qu’une bataille ; elle serait décisive.

Je ne reviens point de ma surprise. Votre Majesté est obligée de diriger des armées en Valachie, en Pologne, dans la Bessarabie, dans la Géorgie, et elle trouve encore du temps pour daigner m’écrire je suis stupéfait et confus autant que reconnaissant. Daignez toujours agréer mon profond respect et mon enthousiasme pour Votre Majesté impériale.

Le très-vieux Ermite de Ferney.