Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7898

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 90-91).
7898. — À M. LE COMTE DE SCHOMBERG.
À Ferney, 28 mai.

Monsieur, je persiste à croire que les philosophes m’ont daigné prendre pour leur représentant, comme une compagnie fait souvent signer pour elle le moindre de ses associés. Je consens de signer, quoique j’aie la main fort tremblante.

Vous avez donc la bonté, monsieur, d’être un des protecteurs de la statue. M. le duc de Choiseul y a de plus grands droits qu’on ne pense ; il fait des vers plus jolis que ceux de nous autres faiseurs, et tient le cas secret[1] ; j’en ai de lui qui sont charmants.

Je ne sais comment reconnaître ses bontés : il protège une manufacture de montres que les émigrants de Genève ont établie dans mon hameau ; il a bien voulu descendre jusqu’à leur faciliter le débit. Je ne verrai pas la ville qu’il va bâtir dans mon voisinage ; mais je jouis déjà de tout le bien qu’il veut faire.

Je goûte à présent, malgré tous mes maux, le plus grand des plaisirs ; je vois les fruits de la philosophie éclore. Soixante artistes huguenots, répandus tout d’un coup dans ma paroisse, vivent avec les catholiques comme des frères ; il serait impossible à un étranger de deviner qu’il y a deux religions dans ce petit canton-là. En conscience, messieurs les moines, M. Rose, évêque de Senlis[2], MM. les curés Aubry[3] et Guincestre[4], cela ne vaut-il pas mieux que vos Saint-Barthélemy ?

Peut-être l’impératrice de Russie opère-t-elle à présent une grande révolution chez les Turcs ; mais j’aime mieux celle dont je suis témoin, et j’ai la mine de mourir content. Je crois que ces nouvelles ne déplairont pas au respectable M. d’Alembert, l’appui de la tolérance et de la vertu, et si digne d’être votre ami.

Conservez vos bontés, monsieur, à votre très-humble et très-obéissant, et très-reconnaissant serviteur, le languissant frère François, plus humain que tous les capucins du monde.

  1. Voltaire savait bien que l’ode à laquelle il fait allusion ici n’était pas de Choiseul ; voyez tome XL, page 419.
  2. Voyez tome XII, page 568.
  3. Voyez tome XII, page 555 ; et XV, 556.
  4. Voyez tome XXI, page 361.