Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7890

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 83).
7890. — À MADAME NECKER.
21 mai.

Ma juste modestie, madame, et ma raison me faisaient croire d’abord que l’idée d’une statue était une bonne plaisanterie ; mais, puisque la chose est sérieuse, souffrez que je vous parle sérieusement.

J’ai soixante-seize ans, et je sors à peine d’une grande maladie qui a traité fort mal mon corps et mon âme pendant six semaines. M. Pigalle doit, dit-on, venir modeler mon visage ; mais, madame, il faudrait que j’eusse un visage : on en devinerait à peine la place. Mes yeux sont enfoncés de trois pouces, mes joues sont du vieux parchemin mal collé sur des os qui ne tiennent à rien. Le peu de dents que j’avais est parti. Ce que je vous dis là n’est point coquetterie c’est la pure vérité. On n’a jamais sculpté un pauvre homme dans cet état ; M. Pigalle croirait qu’on s’est moqué de lui ; et, pour moi, j’ai tant d’amour-propre que je n’oserais jamais paraître en sa présence. Je lui conseillerais, s’il veut mettre fin à cette étrange aventure, de prendre à peu près son modèle sur la petite figure en porcelaine de Sèvres. Qu’importe, après tout, à la postérité, qu’un bloc de marbre ressemble à un tel homme ou à un autre ? Je me tiens très-philosophe sur cette affaire. Mais, comme je suis encore plus reconnaissant que philosophe, je vous donne, sur ce qui me reste de corps, le même pouvoir que vous avez sur ce qui me reste d’âme. L’un et l’autre sont fort en désordre ; mais mon cœur est à vous, madame, comme si j’avais vingt-cinq ans, et le tout avec un très-sincère respect. Mes obéissances, je vous en supplie, à M. Necker.