Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7852

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 45-46).
7852. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 9 avril 1770.

C’est donc à un révérend père capucin à qui j’ai affaire aujourd’hui ? Vous avez choisi une étrange métempsycose. Savez-vous ce que je ferais si je choisissais la mienne ? Je deviendrais taupe. Je suis si ennuyée de ce qui se passe sur terre que j’aimerais mieux ce qui se passe dessous ; je n’y verrais pas ce qu’on appelle le dessous des cartes ; j’ignorerais toutes les tricheries, et tant mieux ; je serais avec mes semblables, et je me dirais : Ces gens-là du moins ne me trompent pas, ils ne m’en font pas accroire. Mon Dieu ! mon cher Voltaire, que j’aimerais à causer avec Votre Révérence ! vous nous avez envoyé des vers qui ne sentent pas trop la capucinerie, surtout ceux à la grand’maman, que vous m’aviez dit être les moins bons : ils sont charmants, ils ont un succès infini.

La Mélanie de La Harpe est fort tombée depuis l’impression ; j’aime beaucoup mieux sa Lettre du solitaire de la Trappe à l’abbé de Rancé. Saint Grizel et saint Billard sont toujours enfermés. Mais nous avons bien d’autres affaires qui nous occupent, les opérations de finance : elles m’ont rogné les ongles, qui, comme vous savez, n’étaient pas trop longs ; je perds plus de mille écus de rente, et je me flatte, pour l’amour de vous, toute proportion gardée, que vous en perdez cinq ou six fois autant. Plus la somme que l’on perd est petite, plus le dommage est grand, parce qu’il est bien près du nécessaire.

Nous avons aussi le procès de M. d’Aiguillon qui fait grand bruit ; vous ne vous attendez pas que je vous raconte aucun détail ; c’est au-dessus de ma capacité.

Vous êtes extrêmement bien avec la grand’maman, nous ne cessons de parler de vous. Quand il arrive une de vos lettres, soit à elle ou à moi, c’est une grande joie pour le petit comité. Le capucin Voltaire serait admis dans ce comité et deviendrait notre directeur.

Qu’est-ce que c’est donc que votre Encyclopédie ? Vous ne m’en jugez pas digne, est-ce qu’elle ressemblerait à l’autre ?

Dites-moi aussi, je vous prie, pourquoi vous n’avez pas engagé M. Cramer à me venir voir ? Ses impressions ne sont-elles que pour la cour ? Vous comptez pour bien peu vos amis.

J’entends dire qu’on vous érige une statue, qu’elle sera placée dans la Bibliothèque ; je l’aime mieux là qu’à l’Académie. Votre empire est universel, vous n’êtes point fait pour un petit État ; mais revenons à votre capucinerie.


Vous ne fûtes jamais des Cotins le héros ;


et l’on ne dira point :


Et maintenant le soutien des dévots.


Ces vers sont assez jolis, et j’achèterais bien cher certain ouvrage dont on n’a que des fragments.

Il est vrai, je ne m’en défends pas, j’aime mieux le plaisant que le sérieux ; cependant je serais bien aise d’avoir votre Encyclopédie ; c’est le seul moyen de me faire rechercher et mériter le beau titre d’encyclopédiste.

Adieu, mon révérend père, faites tous les jours mention de moi dans votre Memento.

  1. Correspondance complète, édition de Lescure ; 1865.