Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7806

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 2-3).
7806. — À M. DE LA HARPE.
2 mars.

J’allais vous ecrire, mon cher confrère, tout occupé et tout languissant que je suis, lorsque j’ai reçu votre lettre du 23 février. Je tremble pour la Religieuse, si elle n’est pas imprimée avant l’assemblée du clergé ; mais les cris du public feront taire ceux qui oseront murmurer. Votre ouvrage a enchanté tout Paris ; M. d’Alembert en est idolâtre. Vous avez pour vous les philosophes et les femmes : avec cela on va loin.

Je regarde la prison des quatre mille volumes in-folio comme une lettre de cachet qu’on donne a un fils de famille pour le mettre à la Bastille, de peur que le parlement ne le mette sur la sellette.

Il m’est tombé, il y a quelques mois, entre les mains un ouvrage philosophique et honnête, intitulé Dieu et les hommes[1]. On le dit imprimé en Hollande ; mais l’extrême honnêteté dont il est fait qu’on n’ose pas l’envoyer par la poste, de peur des curieux malhonnêtes.

Vous avez bien raison de dire que la philosophie gagne, et que les arts se perdent. Heureux ceux qui, comme vous, font une Religieuse dont la philosophie fait verser des larmes !

Vraiment vous ne connaissez pas toutes mes dignités. Non-seulement je suis père temporel des capucins, mais je suis capucin moi-même. Je suis reçu dans l’ordre, et je recevrai incessament le cordon de saint François, qui ne me rendra pas la vigueur de la jeunesse.

À l’égard du cordon dont on régale actuellement bien des gens à Constantinople, je ne puis mieux faire que d’en envoyer une aune à Martin Fréron.

Mme Denis vous fait mille compliments. Je vous embrasse aussi tendrement que je vous félicite de vos succès. Mes hommages à Mme de La Harpe.

Vous savez qu’on s’est un peu égorgé à Genève ; on y a assassiné jusqu’à des femmes : tout cela ne sera rien.

  1. Tome XXVIII, page 120.