Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7797

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 571-572).
7797. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 22 février.

Que vous êtes heureux, mon cher et illustre maître, de pouvoir, à votre âge de soixante-seize ans, vous occuper encore plusieurs heures par jour ! Pour moi, je suis obligé depuis six semaines de renoncer à toute espèce de travail, grâce à une faiblesse de tête qui me permet à peine de vous écrire. Elle me tourne presque autant qu’au nouveau contrôleur général[1], dont vous aurez appris les belles opérations, et aux pauvres libraires de l’Encyclopédie, dont vous aurez appris la déconfiture. Je voudrais bien aller partager votre solitude ; mais je ne puis, dans l’état ou je suis, m’exposer à changer de place, quoique je ne me trouve pas trop bien à la mienne.

Vous n’êtes que trop bien informé de l’affaire de Martin ; il est très vrai que le procureur général travaille a réhabiliter sa mémoire : cela fera grand bien au pauvre roué et à sa malheureuse famille dispersée et sans pain. En vérité, notre jurisprudence criminelle est le chef-d’œuvre de l’atrocité et de la bêtise. À propos, on dit que les Sirven ont été déclarés innocents au parlement de Toulouse ; on ajoute que la tragédie des Guèbres a été ou doit être représentée sur le théâtre de cette ville. C’est ici le cas des poltrons révoltés, et on pourrait dire :


Quid domini facient, audent quum talia fures ?

(Virg., ecl. iii, v. 13.)

Connaissez-vous le nouvel ouvrage de La Harpe[2], dont le sujet est une autre atrocité arrivée, il y a deux ans, dans un couvent de Paris, grâce encore à l’humanité et à la sagesse de nos lois ecclésiastiques, bien dignes de figurer avec nos lois criminelles ? Cet ouvrage me paraît bien supérieur à tout ce qu’il a fait jusqu’à présent, et pourrait bien lui ouvrir incessamment les portes de l’Académie. Que dites-vous de la traduction des Géorgiques de l’abbé Delille ? je doute que celle de Simon Lefranc soit meilleure[3]. À propos de vers, je me console dans mon inaction en lisant les vôtres, et je persiste dans ce que je vous disais il n’y a pas longtemps, que Despréaux me paraît forger très-habilement les siens, ou, si vous voulez, les travailler fort bien au tour ; Racine, les jeter parfaitement en moule ; et vous, les créer.

Vous ne m’avez rien répondu sur ce que je vous ai mandé pour justifier un de vos plus zélés admirateurs[4], accusé très-injustement auprès de vous ; aurais-je eu le malheur de ne vous pas détromper ? vous pouvez cependant être bien sûr que je vous ai dit la pure vérité. Qu’est-ce qu’une Mme Maron de Meilhonat[5] qui vous a, dit-on, envoyé des vers charmants ? serait-ce une descendante de Virgile Maron ?

Vous faites donc l’Encyclopédie à vous tout seul ? Vous avez bien raison de dire qu’on a employé trop de manœuvres à cet ouvrage, et qu’on y a trop mis de déclamations. En vérité on est bien bon d’en avoir tant de peur, et de ruiner par ce motif de pauvres libraires. C’est un habit d’arlequin, où il y a quelques morceaux de bonne étoffe, et trop de haillons. Bonjour, mon cher et illustre maître ; aimez-moi, et portez-vous bien ; mes respects à Mme Denis. Le chevalier de La Tremblaye[6] est en peine de savoir si vous avez reçu, il y a quelques mois, les remerciements qu’il vous a faits au sujet, je crois, de vos Œuvres, que vous lui avez envoyées.

  1. Terray ; voyez tome IX, page 557.
  2. Mélanie.
  3. La traduction des Géorgiques, par Lefranc, imprimée en 1784, in-8°.
  4. Turgot ; voyez lettre 7762.
  5. Voyez la note sur la lettre à Lalande, du 6 février 1775.
  6. Voyez tome XLIII page 306.