Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7789

7789. — À M. MÉCÉNAS-ATTICUS,
À Ferney, 18 février.

La voix de Jean criant dans le désert[1] vous dit ces choses : Ce n’est pas assez que vous ayez fait des pactes de famille. donné un royaume[2] à l’aîné de la famille, fait un pape madré ou non madré, et mis les soldats d’Israël sur un meilleur pied qu’ils n’ont jamais été : tout cela n’est rien sans la charité. Le Dieu d’Israël est irrité contre les enfants de Jacob, qui assassinent dans les rues des vieillards de quatre-vingts ans, des innocents destitués d’armes, blessent des femmes grosses, et se préparent à pendre ceux qu’ils n’ont pu assassiner.

C’est une des suites de l’insolence avec laquelle ils en ont usé envers l’ambassadeur de l’oint du Seigneur et envers Messala-Atticus, premier ministre de cet oint. Le sanhédrin n’est pas, moins coupable d’avoir fomenté, préparé, autorisé les abominations des enfants de Bélial.

Voici ce que dit le Seigneur : si vous aviez seulement fait bâtir à Versoy une cinquantaine de maisons de boue, vous auriez actuellement dans Versoy quatre cents habitants qui ne savent où coucher, qui vous seraient attachés pour jamais, et qui probablement iront habiter l’Angleterre, que mon cœur réprouve, ou la Hollande, que je vomis de ma bouche, parce qu’elle est tiède[3].

J’ai ordonné à mon serviteur François V., capucin indigne, d’avoir soin de ces malheureux, en attendant que votre rosée puisse les consoler.

Je sais que mon serviteur, chargé de la bourse commune, loge le diable dans sa bourse, c’est-à-dire rien, et qu’il ne pourra donner cent mille sicles pour bâtir des maisons.

Mon serviteur François V. est encore plus pauvre pour le moment présent ; mais vous pourriez trouver quelque bon ami, non pas de cour, mais de finance, qui prêterait des sicles pour bâtir des maisons. Il n’est pas besoin d’édit pour donner à qui voudra de quoi reposer sa tête.

Vous avez une galère dans un port qui n’est pas fait ; mais des familles ne peuvent coucher dans une galère, à moins que ce ne soit la famille de Fréron.

L’esprit de charité pourrait vous porter encore à empêcher qu’on ne pende plusieurs de vos serviteurs qui se sont engagés à vous, dont vous avez la signature, qui se sont soumis à coucher dans les maisons que vous n’avez pas bâties, qui se sont déclarés Français, et qui, pour cette raison, sont présumés avoir incessamment la hart au cou.

Je vous dis donc de la part du Seigneur : Faites comme vous voudrez : car vous avez l’œil de l’aigle[4] et la prudence du serpent.

Signé Jean, prédicateur du désert.

Et plus bas : François V., capucin indigne, admis à la dignité de capucin par frère Amatus d’Alamballa, général des capucins résidant à Rome ; et de plus, déclaré père temporel des capucins de Gex.

Lequel François prie Dieu pour vous et pour votre digne épouse.

  1. « Vox clamantis in deserto. » (Isaïe, xl, 3 ; Jean, i, 23.)
  2. La Corse, dont Théodore avait été roi ; voyez tome XV, page 406 et suiv.
  3. Apocalypse, iii, 16.
  4. Matthieu, x, 16.