Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7668

7668. — À MADAME DE LA BORDE DES MARTRES[1].
18 septembre.

Madame, j’ai reçu les mémoires que vous avez bien voulu m’envoyer touchant votre procès. Je ne suis point avocat. J’ai soixante-seize ans bientôt ; je suis très-malade ; je vais finir le procès que j’ai avec la nature ; je n’ai entendu parler du vôtre que très-confusément. Je ne connais point du tout le Supplément aux Causes célèbres dont vous me parlez : je vois par vos mémoires, les seuls que j’aie lus, que cette cause n’est point célèbre, mais qu’elle est fort triste. Je souhaite que la paix et l’union s’établissent dans votre famille : c’est là le plus grand des biens. Il vaut mieux prendre des arbitres que de plaider. La raison et le véritable intérêt cherchent toujours des accommodements ; l’intérêt mal entendu et l’aigreur mettent les procédures à la place des procédés. Voilà, en général, toute ma connaissance du barreau.

Votre lettre, madame, me paraît remplie des meilleurs sentiments, et M. de La Borde, premier valet de chambre du roi, passe pour un homme aussi judicieux qu’aimable : vous semblez tous deux faits pour vous concilier, et c’est ce que votre lettre même me fait espérer. V.

  1. Née Marie-Françoise Boutaudon ; voyez tome XXVIII, pages 81 et 77.

    — Grimm, dans sa Correspondance (tome VIII, page 389, édition Tourneux. Paris 1879), fait précéder cette lettre des réflexions suivantes :

    « Le patriarche s’est mêlé, dans le courant de l’été dernier, d’un autre procès moins célèbre (que celui de Sirven), mais qui ne laissait pas d’être piquant, parce qu’il s’agissait encore de livrer à l’indignation publique un petit coquin de prêtre fourbe et fripon avec intrépidité. L’abbé Claustre ne retient pas les dépôts, mais il a de l’industrie pour les acquérir, et une vocation décidée au bien d’autrui. Le vieux La Borde, mort depuis peu, ancien fermier général fort protégé autrefois par Mme de Pompadour, dont il était parent, avait mis ce Claustre comme précepteur auprès de ses enfants, il en avait beaucoup. Un de ses fils, aujourd’hui premier valet de chambre du roi, a la malheureuse passion de composer de la musique, et la satisfait souvent a nos dépens. C’est de ce compositeur baroque que l’abbé Claustre a été l’instituteur. Le vieux La Borde avait en même temps dans sa maison un neveu à peu près imbécile : c’est sur ce neveu que ce Claustre spécule. Il se rappelle qu’il a en Auvergne une nièce qui avait alors trente-quatre ans sonnés, il pense qu’il est temps de songer à la marier ; il la fait venir à Paris, et, après s’être retiré de la maison de son bienfaiteur La Borde, il persuade au neveu imbécile qu’il ne saurait demeurer plus longtemps chez son oncle, dans la maison d’un fermier général, sans mettre son salut en danger ; en conséquence, il prend l’imbécile chez lui en pension : c’était la nièce qui avait soin du ménage. Bientôt après il lui fait épouser cette nièce, et quand cela est fait, il intente procès à la famille La Borde au nom de ce neveu, mais avec assez de modération pour ne lui demander qu’environ cent mille écus. M. de La Borde, premier valet de chambre du roi, a eu recours à la plume de l’avocat de l’humanité et des causes honnêtes. Il a mis ci-devant son opéra de Pandore en musique sans avoir pu le faire jouer, il lui a remis le soin de châtier un petit coquin de prêtre ingrat, hypocrite et voleur. Vous jugez aisément ce que ce procès est devenu sous la plume du vengeur de Ferney, qui l’a discuté dans un Supplément aux causes célèbres de trente pages.

    « Claustre a cru devoir faire écrire sa nièce à M. de Voltaire pour se plaindre de cet écrit, et le patriarche, qui sait ce qui est dû aux dames, n’a pas manqué de lui répondre, comme vous allez voir. »