Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7597

Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 384-385).
7597. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
18 juillet.

Mia nièce m’a dit, madame, que vous vous plaignez de mon silence, et que vous voyez bien qu’un dévot comme moi craint de continuer un commerce scandaleux avec une dame profane telle que vous l’êtes. Eh ! mon Dieu, madame, ne savez-vous pas que je suis tolérant, et que je préfère même le petit nombre, qui fait la bonne compagnie à Paris, au petit-nombre des élus ? Ne savez-vous pas que je vous ai envoyé par votre grand’maman les Lettres d’Amabed[1], dont j’ai reçu quelques exemplaires de Hollande ? Il y en avait un pour vous dans le paquet.

N’ai-je pas encore songé à vous procurer la tragédie des Guèbres, ouvrage d’un jeune homme qui paraît penser bien fortement, et qui me fera bientôt oublier ? Pour moi, madame, je ne vous oublierai que quand je ne penserai plus ; et, lorsqu’il m’arrivera quelques ballots de pensées des pays étrangers, je choisirai toujours ce qu’il y aura de moins indigne de vous pour vous l’offrir. Vous serez bientôt lasse des contes de fées. Quoi que vous en disiez, je ne regarde ce goût que comme une passade.

Avez-vous lu l’Histoire[2] de M. Hume ? il y a là de quoi vous occuper trois mois de suite. Il faut toujours avoir une bonne provision devant soi.

Il paraît en Hollande une Histoire du Parlement, écrite d’un style assez hardi et assez serré ; mais l’auteur ne rapporte guère que ce que tout le monde sait, et le peu qu’on ne savait pas ne mérite point d’être connu : ce sont des anecdotes du greffe. Il est bien ridicule qu’on m’impute un tel ouvrage ; il a bien l’air de sortir des mêmes mains qui souillèrent le papier de quelques invectives contre le président Hénault[3], il y a environ deux années : c’est le même style ; mais je suis accoutumé à porter les iniquités d’autrui. Je ressemble assez à vous autres, mesdames, à qui on donne une vingtaine d’amants quand vous en avez un ou deux.

Deux hommes que vous connaissez sans doute, M. le comte de Schomberg et M. le marquis de Jaucourt, ont forcé ma retraite et ma léthargie ; ils sont très-contents de mes progrès dans la culture des terres, et je le suis davantage de leur esprit, de leur goût, et de leur agrément ; ils aiment ma campagne, et moi, je les aime. Ah ! madame, si vous pouviez jouir de nos belles vues ! il n’y a rien de pareil en Europe ; mais je tremble de vous faire sentir votre privation. Vous mettez à la place tout ce qui peut consoler l’âme. Vous êtes recherchée comme vous le fûtes en entrant dans le monde : on ambitionne de vous plaire ; vous faites les délices de quiconque vous approche. Je voudrais être entièrement aveugle, et vivre auprès de vous.

  1. Tome XXI, page 435.
  2. Voltaire avait, en 1764, donné dans la Gazette littéraire un article qui est tome XXV, pages 169-173.
  3. Voltaire veut parler de l’Examen de la nouvelle Histoire de Henri IV. voyez tome XV, page 532 ; XXIX, 265, et ci-dessus la lettre 7331.