Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7555

Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 333-335).
7555. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
23 mai.

Mes chers anges, je réponds à tous les articles de votre lettre du 15 de mai. Parlons d’abord des Guèbres ; Zoroastre m’intéresse plus que Luchet[1].

Le jeune homme regarde cet ouvrage comme une chose assez essentielle, parce qu’au fond quatre ou cinq cent mille personnes sentiront bien qu’on a parlé en leur nom, et que quatre ou cinq mille philosophes sentiront encore mieux que c’est leur sentiment qu’on a exprimé. Il a donc, depuis sa dernière lettre, passé huit jours à tout réformer ; il a corrigé toutes les fautes qui se glissent nécessairement dans les ouvrages de ce genre, avant qu’ils aient été polis avec le dernier soin ; termes impropres, mots répétés, contradictions apparentes rectifiées, entrées et sorties mieux ménagées, additions nécessaires, rien n’a été oublié. Il faudrait donc encore faire une nouvelle copie. On prend le parti de faire imprimer la pièce à Genève. L’auteur et l’éditeur me la dédient. Ce qu’on me dit dans la dédicace était d’une nécessité absolue dans la situation où je me trouve. Cette édition sera pour les pays étrangers, et pour quelques provinces méridionales de France. L’édition de Paris sera pour Paris, et doit valoir honnêtement à M. Marin et à M. Lekain. Je vous enverrai dans huit ou dix jours la préface, l’épître dont on m’honore[2], et la pièce.

Vous me parlez d’un nommé Josserand : je ne savais pas qu’il existât, encore moins les obligations qu’il vous avait. On ne me mande rien dans mon tombeau. Ce Josserand m’écrivit, il y a près d’un mois, de lui envoyer un billet sur Laleu[3] ; j’en donnai un autre à la nommée Suisse, son associée.

À l’égard des Scythes, je baise le bout de vos ailes avec la plus tendre reconnaissance. Si Mlle Vestris joue bien, je ne désespère pas du succès.

À l’égard du déjeuner[4], je vous répète qu’il était indispensable. Vous ne savez pas avec quelle fureur la calomnie sacerdotale m’a attaqué. Il me fallait un bouclier pour repousser les traits mortels qu’on me lançait. Voulez-vous toujours oublier que je suis dans un diocèse italien, et que j’ai dans mon portefeuille la copie d’un bref de Rezzonico contre moi ? voulez-vous oublier que j’allais être excommunié comme le duc de Parme et vous ? voulez-vous oublier enfin que, lorsqu’on mit un bâillon à Lally, et qu’on lui eut coupé la tête pour avoir été malheureux et brutal, le roi demanda s’il s’était confessé ? voulez-vous oublier que mon évêque savoyard, le plus fanatique et le plus fourbe des hommes, écrivit contre moi au roi, il y a un an, les plus absurdes impostures ; qu’il m’accusa d’avoir prêché dans l’église où son grand-père le maçon a travaillé ? Il est très-faux que le roi lui ait fait répondre, par M. de Saint-Florentin, qu’il ne voulait pas lui accorder la grâce qu’il demandait. Cette grâce était de me chasser du diocèse, de m’arracher aux terres que j’ai défrichées, à l église que j’ai rebâtie, aux pauvres que je loge et que je nourris. Le roi lui fit écrire qu’il me ferait ordonner de me conformer à ses avis ; c’est ainsi que cette lettre fut conçue. L’évêque-maçon a eu l’indiscrétion inconcevable de faire imprimer la lettre de M. de Saint-Florentin. Ce polisson de Savoyard a été autrefois porte-Dieu a Paris, et repris de justice pour les billets de confession. Il s’est joint avec un misérable ex-jésuite, nommé Nonotte, excrément franc-comtois, pour obtenir ce bref dont je vous ai parlé. Ils mont imputé les livres les plus abominables : ils auront beau faire, je suis meilleur chrétien qu’eux ; je leur pardonne comme à La Bletterie. J’édifie tous les habitants de mes terres, et tous les voisins, en communiant. Ceux que leurs engagements empêchent d’approcher de ce sacrement auguste ont une raison valable de s’en abstenir ; un homme de mon âge n’en a point après douze accès de fièvre. Le roi veut qu’on remplisse ses devoirs de chrétien : non-seulement je m’acquitte de mes devoirs, mais j’envoie mes domestiques catholiques régulièrement à l’église, et mes domestiques protestants régulièrement au temple : je pensionne un maître d’école pour enseigner le catéchisme aux enfants. Je me fais lire publiquement l’Histoire de l’Église’' et les Sermons de Massillon à mes repas. Je mets l’imposteur d’Annecy hors de toute mesure, et je le traduirai hautement au parlement de Dijon s’il a l’audace de faire un pas contre les lois de l’État. Je n’ai rien fait et je ne ferai rien que par le conseil de deux avocats, et ce monstre sera couvert de tout l’opprobre qu’il mérite. Si par malheur j’étais persécuté (ce qui est assez le partage des gens de lettres qui ont bien mérité de leur patrie), plusieurs souverains, à commencer par le pôle, et à finir par le quarante-deuxième degré, m’offrent des asiles. Je n’en sais point de meilleur que ma maison et mon innocence ; mais enfin tout peut arriver. On a pendu et brûlé le conseiller Anne Dubourg. L’envie et la calomnie peuvent au moins me chasser de chez moi ; et, à tout hasard, il faut avoir de quoi faire une retraite honnête.

C’est dans cette vue que je dois garder le seul bien libre qui me reste ; il faut que j’en puisse disposer d’un moment à l’autre : ainsi, mes chers anges, il m’est impossible d’entrer dans l’entreprise luchette#1.

Je sais ce qu’ont dit certains barbares ; et, quoique je n’aie donné aucune prise, je sais ce que peut leur méchanceté. Ce n’est pas la première fois que j’ai été tenté d’aller chercher une mort paisible à quelques pas des frontières où je suis ; et je l’aurais fait, si la bonté et la justice du roi ne m’avaient rassuré.

Je n’ai pas longtemps à vivre ; mais je mourrai en remplissant tous mes devoirs, en rendant les fanatiques exécrables, et en vous chérissant autant que je les abhorre. [5]

  1. Le marquis de Luchet.
  2. La dédicace des Guèbres ; voyez tome VI, page 487.
  3. Notaire de Voltaire.
  4. La communion du 1er avril 1769.
  5. L’affaire des mines du marquis de Luchet.