Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7444

Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 221-222).
7444. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
5 janvier 1769.

Ah ! vraiment, vraiment, monsieur, vous vous feriez de belles affaires avec votre livrée, s’ils avaient connaissance de votre dernière lettre ; ce sont bien des gens comme eux qui s’embarrassent de ce que pensent et disent des gens comme moi ! Si j’entrais en justification avec eux, ils me diraient comme le bœuf au ciron, dans les fables de Lamotte : Eh ! l’ami, qui te savait là ?

Vos philosophes, ou plutôt soi-disant philosophes, sont de froids personnages : fastueux sans être riches, téméraires sans être braves, prêchant l’égalité par esprit de domination, se croyant les premiers hommes du monde, de penser ce que pensent tous les gens qui pensent ; orgueilleux, haineux, vindicatifs ; ils feraient haïr la philosophie.

Est-il possible que votre rancune contre La Bletterie (qui sans doute n’avait pas pensé à vous) ne cède point au désir de plaire et d’obliger ma grand’maman ? Ah ! monsieur, si vous la connaissiez, vous ne pourriez lui résister : l’esprit, la raison, la bonté, les grâces, tout en elle est au même degré ; elle est à la tête de ceux de qui le goût n’est point perverti, et qui, sentant tout votre mérite, se rendent difficiles sur celui des autres.

Certainement vous vous trompez, monsieur ; La Bletterie n’a point eu en vue le président dans la phrase que vous me citez, personne ne lui en a fait l’application. La Bletterie parle des historiens, et le président n’a prétendu faire qu’une chronologie. Mais en supposant que La Bletterie ou d’autres voulussent attaquer le président, ils n’y réussiraient pas ; son livre a eu trop de succès pour que la critique de quelques particuliers puisse lui paraître fondée ; il en attribuerait la cause à une basse jalousie, il la mépriserait, et il aurait raison, Point de guerre entre les vieillards ; vous y auriez trop d’avantage, vos écrits n’ont que vingt-cinq ans.

Je consentirais volontiers à dire, à publier que vous n’êtes ni l’auteur ni le traducteur de l’A, B, C. et de toutes les autres brochures ; mais me croira-t-on ? Ne m’en rendez pas caution, je vous prie ; on s’en rapportera au style, et il est difficile de s’y méprendre. Mais, monsieur, envoyez toujours à la grand’maman tout ce qui tombera entre vos mains, et qu’il y ait, je vous supplie, deux exemplaires.

Non, non ; n’ayez pas peur, rien n’altérera l’opinion que j’ai de votre religion et de votre piété. Je vous fais mettre en pratique les vertus théologales ; mais je ne voudrais pas devoir à la charité l’amitié dont vous m’assurez.

Adieu, mon bon et ancien ami ; je n’exerce aucune vertu en vous aimant et en croyant en vous. Ah ! pourquoi ne puis-je avoir l’espérance de vous revoir ?

  1. Correspondance complète, édition de Lescure, 1865.