Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7429

Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 204-206).


7429. — À M. L. C.
SUR LES QUALITÉS OCCULTES.

Oui, monsieur, je l’ai dit, je le redis, et je le redirai malgré la certitude d’ennuyer, que la doctrine des qualités occultes est ce que l’antiquité a produit de plus sage et de plus vrai. La formation des éléments, l’émission de la lumière, animaux, végétaux, minéraux, notre naissance, notre vie, notre mort, la veille, le sommeil, les sensations, la pensée, tout est qualité occulte.

Descartes se crut fort au-dessus d’Aristote, lorsqu’il répéta en français ce que ce sage avait dit en grec : Il faut commencer par douter. Il ne devait pas, après avoir douté, créer un monde avec des dés ; faire de ces dés une matière globuleuse, une rameuse, et une subtile ; composer des astres avec de tels ingrédients, et imaginer, dans la nature, une mécanique contraire à toutes les lois du mouvement.

Cet extravagant roman réussit quelque temps, parce que les romans étaient alors à la mode. Cyrus et Clélie[1] valaient beaucoup mieux, car ils n’induisaient personne en erreur. Apprenez-moi l’histoire du monde, si vous la savez : mais gardez-vous de l’inventer.

Voyez, tâtez, mesurez, pesez, nombrez, assemblez, séparez, et soyez sûr que vous ne ferez jamais rien de plus.

Newton a calculé la gravitation, mais il n’en a pas découvert la cause. Pourquoi cette cause est-elle occulte ? c’est quelle est premier principe.

Nous savons les lois du mouvement ; mais la cause du mouvement, étant premier principe, sera éternellement cachée. Vous êtes en vie, mais comment ? vous n’en saurez jamais rien. Vous avez des sensations, des idées ; mais devinerez-vous ce qui vous les donne ? Cela n’est-il pas la chose du monde la plus occulte ?

On a donné des noms à un certain nombre de facultés qui se développent en nous à mesure que nos organes prennent un peu de force au sortir des téguments où nous avons été renfermés neuf mois (sans qu’on sache même ce que c’est que cette force). Si nous nous souvenons de quelque chose, on dit : C’est de la mémoire ; si nous mettons quelques idées en ordre : C’est du jugement ; si nous formons un tableau suivi de quelques autres idées éparses, dont le souvenir s’est présenté à nous, cela s’appelle de l’imagination ; et le résultat ou le principe de ces qualités est appelé âme, chose mille fois plus occulte encore.

Or, s’il vous plaît, puisqu’il est très-vrai qu’il n’est point dans vous un être à part qui s’appelle sensibilité, un autre qui soit mémoire, un troisième qui s’appelle jugement, un quatrième qui s’appelle imagination, concevrez-vous aisément que vous en ayez un cinquième composé de quatre autres qui n’existent point ?

Qu’entendait-on autrefois quand on prononçait en grec le mot de φνχὴ, ou celui de νοὺς ? Entendait-on une propriété de l’homme, ou un être particulier caché dans l’homme ? N’était-ce pas l’expression occulte d’une chose très-occulte ?

Toutes les ontologies, toutes les psychologies, ne sont-elles pas des rêves ? On s’ignore dans le ventre de sa mère ; c’est là pourtant que les idées devraient être les plus pures, car on est moins distrait. On s’ignore en naissant, en croissant, en vivant, en mourant.

Le premier raisonneur qui s’écarta de cette ancienne philosophie des qualités occultes corrompit l’esprit du genre humain. Il nous plongea dans un labyrinthe dont il nous est aujourd’hui impossible de nous tirer.

Combien plus sage avait été le premier ignorant qui avait dit à l’Être auteur de tout : « Tu m’as fait sans que j’en eusse connaissance, et tu me conserves sans que je puisse deviner comment je subsiste. J’ai accompli une des lois les plus abstruses de la physique en suçant le téton de ma nourrice, et j’en accomplis une beaucoup plus ignorée en mangeant et en digérant les aliments dont tu me nourris. Je sais encore moins comment des idées entrent dans ma tête pour en sortir le moment d’après sans jamais reparaître, et comment d’autres y restent toute ma vie, quelque effort que je fasse pour les en chasser. Je suis un effet de ton pouvoir occulte et suprême, à qui les astres obéissent comme moi. Un grain de poussière que le vent agile ne dit point : C’est moi qui commande aux vents. In te vivimus, movemur et sumus[2] ; tu es le seul Être, tout le reste est mode. »

C’est là cette philosophie des qualités occultes que le P. Malebranche entrevit dans le dernier siècle. S’il avait pu s’arrêter sur le bord de l’abîme, il eût été le plus grand ou plutôt le seul métaphysicien ; mais il voulut parler au Verbe : il sauta dans l’abîme, et il disparut.

Il avait, dans ses deux premiers livres, frappé aux portes de la vérité. L’auteur de l’Action de Dieu sur les créatures[3] tourna tout autour, mais comme un aveugle tourne la meule. Un peu avant ce temps, il y avait un philosophe qui était leur maître, sans qu’ils le sussent ; Dieu me garde de le nommer[4]  !

Depuis ce temps, nous n’avons eu que des gens d’esprit, desquels il faut excepter le grand Locke, qui avait plus que de l’esprit, etc.

  1. Romans de Mlle de Seudéry.
  2. Actes des apôtres, xvii, 28.
  3. Boursier ; voyez tome XIV, page 46.
  4. Bayle.