Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7306

Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 87-89).
7306. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
30 juillet.

Voici des thèmes, Dieu merci, madame. Vous savez que mon imagination est stérile quand elle n’est pas portée par un sujet, et que, malgré mon attachement de plus de quarante années, je suis muet quand on ne m’interroge pas. Je suis un vieux Polichinelle qui a besoin d’un compère.

Vous me dites que le président est à plaindre d’avoir quatre-vingts ans ; ce sont ses amis qui sont à plaindre. D’ailleurs pensez-vous que soixante-quinze ans, avec des maladies continuelles, et des tracasseries plus tristes encore, ne vaillent pas bien quatre-vingts ans ? Nous sommes tous à plaindre, madame ; il faut faire contre nature bon cœur.

Vous me parlez du janséniste ou de l’ex-janséniste La Bletterie : je suis son serviteur. Il logeait autrefois chez ma nièce Florian, et ne cessait de dire du mal de moi. Il imprime aujourd’hui que j’ai oublié de me faire enterrer[1] ; ce tour est neuf, agréable, et très-bien placé dans une traduction de Tacite. Ai-je eu tort de lui prouver que je suis encore en vie[2] ? On m’a écrit que, dans une autre note aussi honnête, il se contredit : il veut qu’on m’enterre à la façon de Mlle Le Couvreur et de Boindin. Vous m’avouerez que, pour peu qu’on ait du goût pour les obsèques, on ne tient point à ces bonnes plaisanteries.

Sérieusement, je ne vous comprends pas, et je ne retrouve ni votre amitié, ni votre équité, quand vous me dites que je devais me laisser insulter par un homme qui a dédié une traduction à M. le duc de Choiseul. Je crois M. le duc de Choiseul et votre grand’mère trop justes pour m’immoler à La Bletterie. Vous m’affligez sensiblement.

Je n’aime ni la traduction de Tacite, ni Tacite même comme historien. Je regarde Tacite comme un fanatique pétillant d’esprit, connaissant les hommes et les cours, disant des choses fortes en peu de paroles, flétrissant en deux mots un empereur jusqu’à la dernière postérité. Mais je suis curieux, je voudrais connaître les droits du sénat, les forces de l’empire, le nombre des citoyens, la forme du gouvernement, les mœurs, les usages : je ne trouve rien de tout cela dans Tacite : il m’amuse, et Tite-Live m’instruit. Il n’y a d’ailleurs dans Tacite ni ordre ni dates ; le président m’a accoutumé à ces deux choses essentielles.

M. Walpole est d’une autre espèce que La Bletterie. On fait la guerre honnêtement contre des capitaines qui ont de l’honneur ; mais, pour les pirates, on les pend au mat de son vaisseau.

J’adresserai à votre grand’mère ce que je pourrai faire venir de Hollande. Je sais qu’elle est un très-honnête homme. Je compte d’ailleurs sur sa protection, autant que je suis charmé de son esprit juste et délicat. Sans justesse d’esprit, il n’y a rien.

Souvenez-vous toujours, madame, que lorsque je cherche et que j’envoie ces bagatelles pour vous amuser, je vous conjure, au nom de l’amitié dont vous m’honorez depuis longtemps, de ne les confier qu’à des personnes dont vous soyez aussi sûre que de vous-même, et de ne pas prononcer mon nom. Il y a des gens qui diraient à peu près comme le curé de La Fontaine :

Autant vaut l’avoir fait que de vous l’envoyer[3].

Je ne fais rien que mes moissons, et le Siècle de Louis XIV, que je pousse jusqu’à 1764. J’y rends justice à tous ceux qui ont servi la patrie, en quelque genre que ce puisse être, à tous ceux qui ont été Français, et non Welches. Je ne suis ni satirique ni flatteur ; je dis hardiment la vérité.

Voilà mes seules occupations. Je n’en suis pas moins persécuté par des fanatiques ; mais heureusement le fanatisme est sur son déclin, d’un bout de l’Europe à l’autre. La révolution qui s’est faite depuis vingt ans dans l’esprit humain est un phénomène plus admirable et plus utile que les têtes qui reviennent aux limaçons[4].

À propos, madame, le fait est vrai : j’en ai fait l’expérience ; j’ai eu peine à en croire mes yeux. J’ai vu des limaçons à qui j’avais coupé le cou manger au bout de trois semaines. Saint Denis porta sa tête, comme vous savez, mais il ne mangea pas.

Adieu, madame ; conservez la vôtre. Hélas ! il revient des yeux aux limaçons. Adieu, encore une fois. Que je vous plains ! que je vous aime ! que la vie est courte et triste !

  1. Voyez la note 2, page 67.
  2. Voyez les épigrammes qui sont dans les lettres 7249, 7294, 7314.
  3. La Fontaine, dans son conte intitulé le Cas de conscience, a dit :

    Autant vaut l’avoir vu que de l’avoir mangé.

  4. Voyez la fin de la lettre 7304.