Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7284

Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 61-62).
7284. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 13 juin.

Mon héros dit qu’il n’a eu qu’une fois tort avec moi, et que j’ai toujours tort avec lui ; je pense qu’en cela même mon héros a grand tort.

Il se porte bien, et je vis dans les souffrances et dans la langueur ; il est par conséquent encore jeune, et je suis réellement très-vieux ; il est entouré de plaisirs, et je suis seul au pied des Alpes. Quel tort puis-je avoir de ne lui pas envoyer des rogatons qu’il ne m’a jamais demandés, dont on ne se soucie point, qu’il n’aurait pas même le temps de lire ? Dieu me garde de donner jamais une ligne de prose ou de vers à qui n’en demandera pas ! Voyez Horace, si jamais vous lisez Horace : il n’envoyait jamais de vers à Auguste que quand Auguste l’en pressait. Je songe pourtant à vous, monseigneur, plus que vous ne pensez ; et, malgré votre indifférence, j’ai devant les yeux la bataille de Fontenoy, le conseil de pointer des canons devant la colonne, la défense de Gênes, la prise de Minorque, les Fourches Caudines de Closter-Severn, dont le ministère profita si mal. J’aurai achevé dans un mois le Siècle de Louis XIV et de Louis XV. Vous voyez que je vous rends compte des choses qui en valent la peine.

Vous m’avez quelquefois bien maltraité, et fort injustement : car lorsque vous me reprochâtes, avec quelque dureté, que je n’avais point parlé de l’affaire de Saint-Cast, il n’était question pour lors que d’un précis des affaires générales ; précis tellement abrégé qu’il n’y avait qu’une ligne sur les batailles de Raucoux et de Lawfelt, et rien sur les batailles données en Italie. Il n’en est pas de même à présent ; je donne à chaque chose sa juste étendue, je tâche de rendre cette histoire intéressante, ce qui est extrêmement difficile, car toutes les batailles qui n’ont point été décisives sont bientôt oubliées ; il ne reste dans la mémoire des hommes que les événements qui ont fait de grandes révolutions. Chaque nation de l’Europe s’enfle comme la grenouille ; chacune a son histoire détaillée, qui exige plusieurs années de lecture. Comment percer la foule ? Cela ne se peut pas ; on se perd dans cette horrible multitude de faits inutiles, tous anéantis les uns par les autres ; c’est un océan, un abîme dans lequel je ne me flatte de pouvoir surnager que par le nouveau tour que j’ai pris de peindre l’esprit des nations, plutôt que de faire des recueils de gazettes. On ne va plus à la postérité que par des routes uniques ; le grand chemin est trop battu, et on s’y étouffe.

Quand vous aurez un moment de loisir, j’espère que vous serez de mon avis.

Il y a loin de ce tableau de l’Europe à Galien. Si ce malheureux avait pu se corriger, il aurait travaillé avec moi, il serait devenu savant et utile ; mais il paraît que son caractère n’est pas exempt de folie et de perversité.

Je ne vous parlerai ni d’Avignon, ni de Bénévent, ni de ma petite église paroissiale où je dois édification, puisque je l’ai bâtie. Je garde un silence prudent, et je ne m’étends que sur des sentiments qui doivent être approuvés de tout le monde, sur mon tendre et respectueux attachement pour vous, qui n’a pas longtemps à durer, quelque inviolable qu’il soit, parce que je n’ai pas longtemps à vivre.