Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7278

Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 57-59).
7278. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
6 juin.

Mes chers anges, vous voulez une nouvelle édition de la Guerre de Genève mais vous ne me dites point comment il faut vous la faire parvenir. Je l’envoie à tout hasard à M. le duc de Praslin, quoiqu’il soit, dit-on, à Toulon. S’il y est, il n’y sera pas longtemps, et vous aurez bientôt votre Guerre.

Que le bon Dieu vous accorde de bons comédiens, pour amuser la vieillesse où l’un de vous deux va bientôt, entrer, si je ne me trompe, car il faut s’amuser : tout le reste est vanité et affliction d’esprit, comme dit très-bien Salomon[1]. Je doute fort que le Palatin, qu’on veut faire venir de Varsovie, remette le tripot en honneur. J’attends beaucoup plus de ma Catau de Russie et du roi de Pologne ; ce sont eux qui sont d’excellents comédiens, sur ma parole.

Je suis fâché que mon gros neveu le Turc[2] veuille faire une grosse histoire de la Turquie, dans le temps que Lacroix, qui sait le turc, vient d’en donner un abrégé très-commode, très-exact, et très-utile. Je suis encore plus fâché que mon gros petit-neveu soit si attaché aux assassins du chevalier de La Barre. Pour moi, je ne pardonnerai jamais aux barbares.

Écoutez bien la réponse péremptoire que je vous fais sur les fureurs d’Oreste. Elles sont telles qu’elles doivent l’être dans l’abominable édition de Duchesne, et telles qu’on les débite au tripot ; mais vous savez que cet Oreste fut attaqué et défait par les soldats de Corbulon. On affecta surtout de condamner les fureurs, qui d’ailleurs furent très-mal jouées, et qui doivent faire un très-grand effet par le dialogue dont elles sont mêlées, et par le contraste de la terreur et de la pitié, qui me paraissent régner dans cette fin de la pièce. Je fus forcé, par le conseil de mes amis, de supprimer ce que j’avais fait de mieux, et de substituer de la faiblesse à de la fureur. J’ai toujours ressemblé parfaitement au Meunier, à son Fils, et à son Âne[3]. J’ai attendu l’âge mûr d’environ soixante-quinze ans pour en faire à ma tête, et ma tête est d’accord avec les vôtres.

Vous ne me parlez point, mon cher ange, de l’autre tripot sur lequel on doit jouer Pandore. J’ai tâté, dans ma vie, à peu près de tous les maux qui furent renfermés dans la boîte de cette drôlesse. Un des plus légers est qu’on m’a cru incapable de faire un opéra. Plût à Dieu qu’on me crût incapable de toutes ces brochures que de mauvais plaisants ou de mauvais cœurs mettent continuellement sous mon nom.

Je vous souhaite à tous deux santé et plaisir, et je suis à vous jusqu’à ce que je ne sois plus.

  1. Ecclésiaste, i, 14.
  2. L’abbé Mignot ; voyez tome XLV, page 50.
  3. La Fontaine, livre III, fable i.