Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7256

Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 38-39).
7256. — À M. DE CHABANON.
À Ferney, 5 mai.

Mon cher ami, je suis comme vous, je pense toujours à Eudoxie. Je vous demande en grâce de ne vous point presser. Je vous conjure surtout de donner aux sentiments cette juste étendue, nécessaire pour les faire entrer dans l’âme du lecteur ; de soigner le style, de le rendre touchant ; que tout soit développé avec intérêt, que rien ne soit étranglé, qu’un intérêt ne nuise point à l’autre ; qu’on ne puisse pas dire : Voilà un extrait de tragédie plutôt qu’une tragédie. Que le rôle de l’ambassadeur soit d’un politique profond et terrible ; qu’il fasse frémir, et qu’Eudoxie fasse pleurer : que tout ce qui la regarde soit attendrissant, et que tout ce qui regarde l’empire romain soit sublime : que le lecteur, en ouvrant le livre au hasard, et en lisant quatre vers, soit forcé, par un charme invincible, de lire tout le reste.

Ce n’est pas assez qu’on puisse dire : Cette scène est bien amenée, cette situation est raisonnable ; il faut que cette scène soit touchante, il faut que cette situation déchire le cœur.

Quand vous mettrez encore trois ou quatre mois à polir cet ouvrage, le succès vous payera de toutes vos peines. Elles sont grandes, je l’avoue ; mais le plaisir de réussir pleinement auprès des connaisseurs vous dédommagera bien.

Vous vous amusez donc toujours de Pandore ? Je conçois que l’époux soumis et facile[1] est un vrai Parisien, et qu’il ne faut pas faire rire dans un ouvrage aussi sérieux que le péché originel des Grecs.

Comme j’en étais là, je reçois votre charmante lettre du 29 d’avril. Elle a beau me plaire, elle ne me désarme point. Voici ma proposition : c’est que vous vous remplissiez la tête de toute autre chose que d’Eudoxie, pendant trois mois ; que vous y reveniez, ensuite avec des yeux frais, alors vous pourrez en faire un ouvrage supérieur. Tenez-la prête pour l’impression, dès que quelqu’un des Quarante passera le pas, et vous serez mon cher confrère ou mon successeur.

Mandez-moi, je vous en prie, comment il faut s’y prendre pour vous faire tenir un petit paquet qui ne vous coûte rien. Bonsoir, mon très-cher et très-aimable ami.

  1. Dans le Ve acte de Pandore (voyez tome III) on lit :

    Vous régnerez sur votre époux ;
    Il sera soumis et facile.