Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7254

7254. — À M. LE MARQUIS DE VILLEVIEILLE.
1er mai.

Mon cher marquis, le sieur Gillet OU Gilles n’est pas trop bien informé des affaires de ce monde. Il ne sait pas que quand on est enfermé entre des renards et des loups, il faut quelquefois enfumer les uns et hurler avec les autres. Il ne sait pas qu’il y a des choses si méprisables qu’on peut quelquefois s’abaisser jusqu’à elles sans se compromettre. Si jamais vous vous trouvez dans une compagnie où tout le monde montre son cul, je vous conseille de mettre chausses bas en entrant, au lieu de faire la révérence.

Faites, je vous en prie, mes sincères compliments à MM. Duché et Venel ; les compagnons francs-maçons doivent se reconnaître au moindre mot.

On demande si on peut vous adresser de petits paquets sous l’enveloppe de monsieur l’intendant.

Mais surtout, si vous allez à votre régiment, passez par chez nous ; n’y manquez pas, je vous en prie : ce pèlerinage est nécessaire ; j’ai beaucoup de choses à vous dire pour votre édification.

Le marquis de Mora, fils du comte de Fuentès, ambassadeur d’Espagne à Paris, gendre de ce célèbre M. le comte d’Aranda qui a chassé les jésuites d’Espagne, et qui chassera bien d’autres vermines, est venu passer trois jours avec moi ; il s’en retourne en Espagne, et ira peut-être auparavant à Montpellier : c’est un jeune homme d’un mérite bien rare. Vous le verrez probablement à son passage, et vous serez étonné. L’Inquisition d’Espagne n’est pas abolie ; mais on a arraché les dents à ce monstre, et on lui a coupé les griffes jusque dans la racine. Tous les livres si sévèrement défendus à Paris entrent librement en Espagne. Les Espagnols, en moins de deux ans, ont réparé cinq siècles de la plus infâme bigoterie.

Rendez grâce à Dieu, vous et vos amis, et aimez-moi.