Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7229

7229. — À M. FISCHER,
intendant des postes de berne.
À Ferney, 5 avril.

Je vois, monsieur, par la lettre dont vous m’honorez, du 31 de mars, que je suis précisément comme le Bickerstaff de Londres, à qui le docteur Swift et le docteur Arbuthnot prouvèrent qu’il était mort. Il eut beau déclarer dans les papiers publics qu’il n’en était rien, que c’était une calomnie de ses ennemis, et qu’il se portait à merveille, on lui démontra qu’il était absolument mort ; que trois gazettes de torys et trois autres gazettes de wighs l’avaient dit expressément ; que quand deux partis acharnés l’un contre l’autre affirmaient la même chose, il était clair qu’ils affirmaient la vérité ; qu’il y avait six témoins contre lui, et qu’il n’avait pour lui que son seul témoignage, lequel n’était d’aucun poids. Enfin le pauvre homme eut beau faire, il fut convaincu d’être mort ; on tendit sa porte de noir, et on vint pour l’enterrer.

Si vous voulez m’enterrer, monsieur, il ne tient qu’à vous, vous êtes bien le maître. J’ai soixante-quatorze ans, je suis fort maigre, je pèse fort peu, et il suffira de deux petits garçons pour me porter dans mon tombeau, que j’ai fait bâtir dans le cimetière de mon église. Vous serez quitte encore de faire prier Dieu pour moi, attendu que dans votre communion on ne prie point pour les morts. Mais moi, je prierai Dieu pour la conversion de votre correspondant, qui veut que je sois en deux lieux à la fois, ce qui n’est jamais arrivé qu’à saint François-Xavier, et ce qui paraît aujourd’hui moralement impossible à plusieurs honnêtes gens.

J’ai l’honneur d’être, pour le peu de temps que j’ai encore à vivre, monsieur, votre, etc.