Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7221

Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 1-3).
7221. — À M. LE DUC DE CHOISEUL.
1er avril 1768.

Mon protecteur, ceci s’adresse au ministre de paix. Vous avez la bonté de m’accorder quelques éclaircissements sur le Siècle de Louis XIV. Tout ce qui regarde la cruelle guerre est imprimé. Je n’ai plus qu’un seul petit objet de curiosité sur une tracasserie ecclésiastique en cour de Rome. Mon protecteur connaît ce pays-là.

Il y avait, en 1699, un birbone, un furfante, un ma’andrino nommé Giori, espion de son métier, prenant de l’argent à toute main, et en donnant partie ad alcuni ragazzi ; quello buggerone trahissait le cardinal de Bouillon en recevant ses présents : il fut la cause de tous les malheurs de ce cardinal. Il doit y avoir deux ou trois lettres de ce maraud, écrites en février et mars 1699, à M. de Torcy. Si vous vouliez, monseigneur, en gratifier ma curiosité, je vous serais fort obligé.

Y aurait-il encore de l’indiscrétion à vous demander la Relation de la colique néphrétique de cet ivrogne de Pierre III, adorateur du roi de Prusse, écrite par M. de Rulhière[1], secrétaire du baron de Breteuil ? Cette relation est entre les mains de plusieurs personnes, et n’est plus un secret. Tout ce que je sais, aussi certainement qu’on peut savoir quelque chose, c’est-à-dire en doutant, c’est que Pierre III n’aurait point eu la colique s’il n’avait dit un jour à un Orlof, en voyant faire l’exercice aux gardes Préobazinski : « Voilà une belle troupe ; mais je ferais fuir tous ces gens-là comme des gredins, si j’étais à la tête de cinquante Prussiens. »

Je vous jure, mon protecteur, que ma Catherine ne m’a pas dit un mot de cette colique, quoiqu’elle ait eu la bonté de me mander tout le bien qu’elle fait dans ses vastes États. Je ne lui ai point écrit :

Ninus, en vous chassant de son lit et du trône,
En vous perdant, madame, eût perdu Babylone.
Pour le bien des mortels vous prévîntes ses coups ;
Babylone et la terre avaient besoin de vous :
Et quinze ans de vertus et de travaux utiles,
Les arides déserts par vous rendus fertiles,
Les sauvages humains soumis au frein des lois,
Les arts dans nos cités naissant à votre voix,
Ces hardis monuments, que l’univers admire,
Les acclamations de ce puissant empire,
Sont autant de témoins dont le cri glorieux
À déposé pour vous au tribunal des dieux[2].

Elle n’a pas même fait jouer Sémiramis une seule fois à Moscou. Cependant je ne la crois pas si coupable qu’on le dit ; mais si vous daignez m’envoyer la petite relation, je vous jure, foi de votre créature, de n’en jamais faire le moindre usage.

Je ne me suis pas encore fait chartreux, attendu que je suis trop bavard ; mais je fais régulièrement mes pâques, et je mets aux pieds du crucifix toutes les calomnies fréroniques et pompignantes qui m’imputent toutes les gentillesses anti-dévotes que Marc-Michel imprime depuis trois ou quatre ans, dans Amsterdam, contre les plus pures lumières de la théologie. Il y a deux ou trois coquins défroqués qui travaillent, sans relâche, à l’œuvre du démon.

Mais sérieusement vous m’avouerez qu’il serait bien injuste d’imaginer qu’un radoteur de soixante-quatorze ans, occupé du Siècle de Louis XIV, de mauvaises tragédies, de mauvaises comédies ; d’établir une fortune de quarante écus[3], de suivre dans ses voyages une Princesse de Babylone[4], et de faire continuellement des expériences d’agriculture, eût le temps et la volonté de barboter dans la théologie.

Les envieux mourront, mais non jamais l’envie.

(Molière, Tartuffe, acte V, scène iii.)

Les envieux ont eu beau jeu. Une nièce qui va à Paris quand un oncle est à la campagne est une merveilleuse nouvelle ; mais le fait est que nos affaires étant fort délabrées par le manque de mémoire de plusieurs illustres débiteurs grands seigneurs, tant français qu’allemands, je me suis mis dans la réforme, je me suis lassé d’être l’aubergiste de l’Europe. Je donne vingt mille francs de pension à ma nièce, votre très-humble servante. Cornélie-Chiffon, nièce du grand Corneille, a eu en mariage environ quarante mille écus, grâce à vos bienfaits et à ceux de Mme la duchesse de Grammont. J’ai partagé une partie de mon bien entre mes parents, et je n’ai plus qu’à mourir doucement, gaiement, et agréablement entre mes montagnes de neige, où je suis à peu près sourd et aveugle.

Voilà un compte très-exact de ma conduite : ma reconnaissance le devait à mon bienfaiteur. Le bavard lui demande pardon de l’avoir tant ennuyé ; il bavardera vos bontés jusqu’au dernier moment de sa vie.

Il voudrait bien bâtir une jolie maison dans votre ville de Versoy, mais il sera mort avant que votre port soit fait.

La vieille Marmotte des Alpes.

  1. Les Anecdotes sur la révolution de Russie, par Rulhière, n’ont été imprimées qu’en 1797 ; mais l’auteur en faisait des lectures dans les sociétés ; et cet ouvrage était très-connu avant d’être imprimé.
  2. Vers de Sémiramis, acte I, scène v ; voyez tome IV, page 517.
  3. L’Homme aux quarante écus ; voyez tome XXI, page 305.
  4. Voyez ibid., page 369.