Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7182

Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 532-534).
7182. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 18 février.

Marmontel vient de me dire, mon cher et illustre maître, que vous vous plaignez de mon silence[1] ; et ce reproche m’afflige d’autant plus que je ne crois pas l’avoir mérité. Il faut que vous n’ayez pas reçu une lettre que je vous ai écrite[2] huit à dix jours avant le départ de M. de La Harpe, c’est-à-dire il y a environ trois semaines, et depuis laquelle je n’en ai reçu aucune de vous ; ainsi vous voyez que si je vous parais négligent, c’est la faute de la poste et non la mienne. Je vous parlais dans cette lettre d’un certain Dîner[3] auquel on assure qu’une personne de votre connaissance a assisté. Comme je sais positivement le contraire, je soutiens, j’ai soutenu, et je soutiendrai à tout le monde, que rien n’est plus faux, et que le convive qui a assisté à ce Dîner, et qui vient de nous en donner les actes, est, comme le savent tous les gens instruits, le sieur Saint-Hyacinthe, fils ou bâtard de Bossuet, que son père aurait fait mettre à Saint-Lazare s’il avait pu prévoir qu’il dînât en si dangereuse compagnie.

Vous savez sans doute la grande nouvelle de l’excommunication de l’infant duc de Parme par notre saint-père le pape, pour avoir attaqué l’immunité des biens ecclésiastiques[4]. Il me semble que notre mère sainte Église travaille d’un côté à jeter elle-même sa maison à bas, tandis que les philosophes y mettent le feu de l’autre. Ô que le saint-siège entend bien ses affaires ! Les mécréants seraient tentés de dire à Clément XIII ce que disait Timon le misanthrope à Alcibiade : « Que je suis content de te voir à la tête du gouvernement ! tu me feras raison de toute la canaille athénienne. »

On a affiché, non pas à la porte de l’Académie française précisément, mais à la porte du Louvre la plus proche, le beau et long mandement du révérendissime père en Dieu Christophe de Beaumont contre Bélisaire. Quelqu’un (assez mauvais plaisant[5]) s’est avisé d’écrire au bas : Défense de faire ici ses ordures. Le suisse du Louvre a effacé cet avis, disant que la défense était inutile, et que personne ne s’était jamais avisé de venir faire ses ordures en cet endroit-là. Vous saurez, au reste, que, dans ce beau mandement, l’intolérance est prêchée avec la plus grande fureur. Voilà donc les pauvres Sirven déboutés de leur demande. Ô temps ! ô mœurs ! Adieu, mon cher ami ; il faut pleurer sur le sort de Jérusalem ; j’essuierai pourtant mes larmes, si vous m’assurez que vous m’aimez toujours, et si vous êtes bien persuadé de mon tendre et sincère dévouement.

M. de La Harpe peut vous avoir dit combien je suis tuus ex animo. Dites-lui, je vous prie, que je n’oublierai point son affaire, et que M. de Boullongne me promet toujours, mais n’a encore rien fini, à mon très-grand regret. Vale, vale.

  1. Lettre 7134.
  2. Lettre 7147.
  3. Le Dîner du comte de Boulainvilliers : voyez tome XXVI page 531.
  4. Le bref de Clément XIII était du 30 janvier.
  5. C’était Duclos, secrétaire perpétuel de l’Académie française.