Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7180

Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 531-532).
7180. — À M. LE COMTE DE LEWENHAUPT.
13 février.

Je voudrais bien, monsieur, que votre nouvelle fût vraie, et qu’on assemblât un concile en Espagne, surtout un concile de philosophes ; ce serait une assemblée de pères de la rédemption des captifs : ils délivreraient les âmes que les révérends pères dominicains retiennent prisonnières.

Les pas que l’on fait dans le Milanais, à Venise, et à Naples, sont des pas de tortue. Les calculs des probabilités font croire qu’on pressera un jour la cadence. Je ne serai pas témoin de cette belle révolution ; mais je mourrai avec les trois vertus théologales, qui font ma consolation : la foi que j’ai à la raison humaine, laquelle commence à se développer dans le monde ; l’espérance que des ministres hardis et sages détruiront enfin des usages aussi ridicules que dangereux ; et la charité, qui me fait gémir sur mon prochain, plaindre ses chaînes, et souhaiter sa délivrance.

Ainsi, avec la foi, l’espérance et la charité, j’achève ma vie en bon chrétien. Je me flatte de deux choses que l’on a crues longtemps impossibles, le silence des théologiens, et la paix entre les princes. Je ne vois, de plusieurs années, aucun sujet de rupture entre les souverains ; et les douze cent mille hommes armés qui font la parade en Europe pourront bien ne faire longtemps que la parade. Chaque nation réparera petit à petit ses pertes comme elle pourra. Ce n’est peut-être pas trop vous faire ma cour que de vous prédire qu’il n’y aura point de guerre, c’est dire à un bon danseur qu’on ne donnera point de bal ; mais vous êtes du petit nombre qui préfère l’intérêt public à son ambition. Les militaires, ou je me trompe fort, seront réduits à être philosophes, jusqu’à ce qu’il arrive quelque grand événement dans l’Europe.

Je suis très-sensible, monsieur le comte, aux bontés que vous avez eues pour mon gendre adoptif M. Dupuits. Si vous avez quelques ordres à donner concernant monsieur votre fils, ne nous épargnez pas ; tout ce qui habite Ferney vous est dévoué, ainsi que moi. Ni ma vieillesse ni mes maladies n’affaiblissent les sentiments d’attachement et de respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, etc.