Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7151

Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 504-506).
7151. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
23 janvier.

Mon cher ange, c’est une grande consolation pour moi que vous ayez été content de M. Dupuits. Il me paraît qu’il vaut mieux que le Dupuis de Desronais[1]. Je souhaite à M. le duc de Choiseul que tous les officiers qu’il emploie soient aussi sages et aussi attachés à leur devoir. Je l’attends avec impatience, dans l’espérance qu’il nous parlera longtemps de vous.

Que je vous remercie de vos bontés pour Sirven ! Il faut être aussi opiniâtre que je le suis, pour avoir poursuivi cette affaire pendant cinq ans entiers, sans jamais me décourager. Vous venez bien à propos à mon secours. Je sais bien que cette petite pièce n’aura pas l’éclat de la tragédie des Calas ; mais nous ne demandons point d’éclat, nous ne voulons que justice.

Votre citation du chien qui mange comme un autre du dîner qu’il voulait défendre est bien bonne ; mais je vous supplie de croire par amitié, et faire croire aux autres par raison et par l’intérêt de la cause commune, que je n’ai point été le cuisinier qui a fait ce dîner[2]. On ne peut servir dans l’Europe un plat de cette espèce qu’on ne dise qu’il est de ma façon. Les uns prétendent que cette nouvelle cuisine est excellente, qu’elle peut donner la santé, et surtout guérir des vapeurs. Ceux qui tiennent pour l’ancienne cuisine disent que les nouveaux Martialo[3] sont des empoisonneurs. Quoi qu’il en soit, je voudrais bien ne point passer pour un traiteur public. Il doit être constant que ce petit morceau de haut goût est de feu Saint-Hyacinthe. La description du repas est de 1728. Le nom de Saint-Hyacinthe y est ; comment peut-on, après cela, me l’attribuer ? quelle fureur de mettre mon nom à la place d’un autre ! Les gens qui aiment ces ragoûts-là devraient bien épargner ma modestie.

Sérieusement, vous me feriez le plus sensible plaisir d’engager M. Suard à ne point mettre cette misère sur mon compte. C’est une action d’honnêteté et de charité de ne point accuser son prochain quand il est encore en vie, et de charger les morts à qui on ne fait nul mal. En un mot, mon cher ange, je n’ai point fait et je n’aurai jamais fait les choses dont la calomnie m’accuse.

Les envieux mourront, mais non jamais l’envie.

(Molière, Tartuffe, acte V, scène iii.)

Puis-je espérer que mon cher Damilaville aura le poste qui lui est si bien dû ? Il est juste qu’il soit curé après avoir été vingt ans vicaire.

J’ai une autre grâce à vous demander ; c’est pour ma Catherine. Il faut rétablir sa réputation à Paris chez les honnêtes gens. J’ai de fortes raisons de croire que MM. les ducs de Praslin et de Choiseul ne la regardent pas comme la dame du monde la plus scrupuleuse ; cependant je sais, autant qu’on peut savoir, qu’elle n’a nulle part à la mort de son ivrogne de mari : un grand diable d’officier aux gardes Préobazinsky, en le prenant prisonnier, lui donna un horrible coup de poing qui lui fit vomir du sang ; il crut se guérir en buvant continuellement du punch dans sa prison, et il mourut dans ce bel exercice. C’était d’ailleurs le plus grand fou qui ait jamais occupé un trône. L’empereur Wenceslas n’approchait pas de lui.

À l’égard du meurtre du prince Yvan, il est clair que ma Catherine n’y a nulle part. On lui a bien de l’obligation d’avoir eu le courage de détrôner son mari, car elle règne avec sagesse et avec gloire ; et nous devons bénir une tête couronnée qui fait régner la tolérance universelle dans cent trente-cinq degrés de longitude. Vous n’en avez, vous autres, qu’environ huit ou neuf, et vous êtes encore intolérants. Dites donc beaucoup de bien de Catherine, je vous en prie, et faites-lui une bonne réputation dans Paris.

Je voudrais bien savoir comment Mme d’Argental s’est trouvée de ces grands froids ; je suis étonné d’y avoir résisté. Conservez votre santé, mon divin ange ; je vous adore de plus en plus.

  1. C’est-à-dire le personnage de Dupuis, dans la comédie de Collé intitulée Dupuis et Desronais.
  2. Le Dîner du comte de Boulainvilliers ; voyez tome XXVI, page 531.
  3. Cuisinier que Voltaire a nommé dans le vers 37 du Mondain ; voyez tome X.