Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7142

Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 496-497).
7142. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 18 janvier.

Ce n’est aujourd’hui ni au vainqueur de Mahon, ni au libérateur de Gênes, ni au vice-roi de la Guienne, que j’ai l’honneur d’écrire, ; c’est à un savant dans l’histoire, et surtout dans l’histoire moderne.

Vous devez savoir, monseigneur, si c’était votre beau-père ou le prince son frère qu’on appelait le sourdaud. Si ce titre avait été donné à l’aîné, le cadet n’en était certainement pas indigne.

Voici les paroles que je trouve dans les Mémoires de Mme de Maintenon[1] :

« La princesse d’Harcourt n’osait proposer à Mlle d’Aubigné son fils aîné le prince de Guise, surnommé le sourdaud. Pour le rendre un plus riche parti, elle lui avait sacrifié le cadet, qu’elle avait fait ecclésiastique. Cet abbé malgré lui ayant depuis trahi son maître, la mère alla se jeter aux pieds du roi, qui, la relevant, lui dit de ce ton majestueux de bonté qui lui était particulier : « Eh bien ! madame, nous avons perdu, vous, un indigne fils, moi, un mauvais sujet ; il faut nous consoler ! »

Je soupçonne que l’auteur parle ici de feu M. le prince de Guise, qui avait été abbé dans sa jeunesse, et dont vous avez épousé la fille. Je n’ai jamais ouï dire qu’il eût trahi l’État. Je ne conçois pas comment cet infâme La Beaumelle a pu débiter une calomnie aussi punissable. Je vous supplie de vouloir bien me dire ce qui a pu servir de prétexte à une pareille imposture. Je m’occupe, dans la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, à confondre tous les contes de cette espèce, dont plus de cent gazetiers, sous le nom d’historiens, ont farci leurs impertinentes compilations. Je vous assure que je n’en ai pas vu deux qui aient dit exactement la vérité.

J’espère que vous ne dédaignerez pas de m’aider dans la pénible entreprise de relever la gloire d’un siècle sur la fin duquel vous êtes né, et dont vous êtes l’unique reste : car je compte pour rien ceux qui n’ont fait que vivre et vieillir, et dont l’histoire ne parlera pas.

M. le duc de La Vallière enrichit votre bibliothèque de l’Histoire du Théâtre[2]. Ce qu’il a ramassé est prodigieux. Il faut qu’il lui soit passé plus de trois mille pièces par les mains ; cela est tout fait pour un premier gentilhomme de la chambre.

Conservez vos bontés, cette année 1768, au plus ancien de vos serviteurs, qui vous sera attaché le reste de sa vie, monseigneur, avec le plus profond respect.

  1. Livre XII, chap. i.
  2. Voyez la note 2, page 495.