Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 7088

Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 446-447).
7088. — À M. DE CHABANON.
À Ferney 7 décembre.

Ami aussi essentiel qu’aimable, ayez tout pouvoir sur Pandore. Vous me donnez le fond de la boîte, et j’espère tout de votre goût, de la facilité de M. de La Borde. À l’égard de ma docilité, vous n’en doutez pas.

Je suis bien étonné qu’on ait fait un opéra d’Ernelinde[1], de Rodoald, et de Ricimer ; cela pourrait faire souvenir les mauvais plaisants

De ce plaisant projet d’un poëte ignorant
Qui de tant de héros va choisir Childebrand.

(Boileau, Art. poèt., ch. iii, v. 241.)

Le bizarre a succédé au naturel en tout genre. Nous sommes plus savants sur certains chefs intéressants que dans le siècle passé ; mais adieu les talents, le goût, le génie et les grâces.

Mes compliments à Rodoald ; je vais relire Atys[2]. J’ai peur que vous ne soyez dégoûté de l’empire romain et d’Eudoxie, depuis que vous avez vu la misère où les pauvres acteurs sont tombés. On dit qu’il n’y a que la Sorbonne qui soit plus méprisée que la Comédie française.

J’envie le bonheur de M. Dupuits, qui va vous embrasser. Je félicite M. de La Harpe de tous ses succès. Il en est si occupé qu’il n’a pas daigné m’écrire un mot depuis qu’il est parti de Ferney.

Mme Denis vous regrette tous les jours ; elle brave l’hiver, et j’y succombe. Je lis et j’écris des sottises au coin de mon feu, pour me dépiquer.

J’ai reçu d’excellents mémoires sur l’Inde ; cela me console des mauvais livres qu’on m’envoie de Paris. Ces mémoires seraient peut-être mal reçus de votre Académie, et encore plus de vos théologiens. Il est prouvé que les Indiens ont des livres écrits il y a cinq mille ans ; il nous sied bien après cela de faire les entendus ! Les pagodes, qu’on a prises pour des représentations de diables, sont évidemment les vertus personnifiées.

Je suis las des impertinences de l’Europe. Je partirai pour l’Inde, quand j’aurai de la santé et de la vigueur. En attendant, conservez-moi une amitié qui fait ma consolation.

  1. Les paroles d’Ernelinde sont de Poinsinet, la musique de Philidor. La première représentation avait été donnée le 24 novembre 1767.
  2. Opéra de Quinault.