Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 7051

Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 409-413).
7051. — À M. COLINI.
Ferney, 21 octobre.

J’ai lu, mon cher ami, avec un très-grand plaisir votre Dissertation[1] sur la mauvaise humeur où était si justement l’électeur palatin Charles-Louis contre le vicomte de Turenne. Vous pensez avec autant de sagacité que vous vous exprimez dans notre langue avec pureté. Je reconnais là il genio fiorentino[2]. Je ferai usage de vos conjectures dans la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV[3], qui est sous presse, et je serai flatté de vous rendre la justice que vous méritez. Voici, en attendant, tout ce que je sais de cette aventure, et les idées qu’elle me rappelle.

J’ai eu l’honneur de voir très-souvent, dans ma jeunesse, le cardinal d’Auvergne et le chevalier de Bouillon, neveu du vicomte de Turenne. Ni eux ni le prince de Vendôme ne doutaient du cartel ; c’était une opinion généralement établie. Il est vrai que tous les anciens officiers, ainsi que les gens de lettres, avaient un très-grand mépris pour le prétendu Du Buisson, auteur de la mauvaise Histoire de Turenne. Ce romancier Sandras de Courtilz, caché sous le nom de Du Buisson, qui mêlait toujours la fiction à la vérité, pour mieux vendre ses livres, pouvait très-bien avoir forgé la lettre de l’électeur, sans que le fond de l’aventure en fût moins vrai.

Le témoignage du marquis de Beauvau[4], si instruit des affaires de son temps, est d’un très-grand poids. La faiblesse qu’il avait de croire aux sorciers et aux revenants, faiblesse si commune encore en ce temps-là, surtout en Lorraine, ne me paraît pas une raison pour le convaincre de faux sur ce qu’il dit des vivants qu’il avait connus.

Le défit proposé par l’électeur ne me semble point du tout incompatible avec sa situation et son caractère ; il était indignement opprimé ; et un homme qui, en 1655, avait jeté un encrier à la tête d’un plénipotentiaire, pouvait fort bien envoyer un défi, en 1674, à un général d’armée qui brûlait son pays sans aucune raison plausible.

Le président Hénault[5] peut avoir tort de dire que M. de Turenne répondit avec une modération qui fit honte à l’électeur de cette bravade. Ce n’était point, à mon sens, une bravade ; c’était une très-juste indignation d’un prince sensible et cruellement offensé.

On touchait au temps où ces duels entre des princes avaient été fort communs. Le duc de Beaufort, général des armées de la Fronde, avait tué en duel le duc de Nemours. Le fils du duc de Guise avait voulu se battre en duel avec le grand Condé. Vous verrez, dans les Lettres de Pellisson[6], que Louis XIV lui-même demanda s’il lui serait permis en conscience de se battre contre l’empereur Léopold.

Je ne serais point étonné que l’électeur, tout tolérant qu’il était (ainsi que tout prince éclairé doit l’être), ait reproché, dans sa colère, au maréchal de Turenne son changement de religion, changement dont il ne s’était avisé peut-être que dans l’espérance d’obtenir l’épée de connétable, qu’il n’eut point. Un prince tolérant, et même très-indifférent sur les opinions qui partagent les sectes chrétiennes, peut fort bien, quand il est en colère, faire rougir un ambitieux qu’il soupçonne de s’être fait catholique romain par politique, à l’âge de cinquante-cinq ans : car il est probable qu’un homme de cet âge, occupé des intrigues de cour, et, qui pis est, des intrigues de l’amour et des cruautés de la guerre, n’embrasse pas une secte nouvelle par conviction. Il avait changé deux fois de parti dans les guerres civiles ; il n’est pas étrange qu’il ait changé de religion.

Je ne serais point encore surpris de plusieurs ravages faits en différents temps dans le Palatinat par M. de Turenne ; il faisait volontiers subsister ses troupes aux dépens des amis comme des ennemis. Il est très-vraisemblable qu’il avait un peu maltraité ce beau pays, même en 1664, lorsque le roi de France était allié de l’électeur, et que l’armée de France marchait contre la Bavière. Turenne laissa toujours à ses soldats une assez grande licence. Vous verrez, dans les Mémoires du marquis de La Fare[7], que, vers le temps même du cartel, il avait très-peu épargné la Lorraine, et qu’il avait laissé le pays messin même au pillage. L’intendant avait beau lui porter ses plaintes, il répondait froidement : « Je le ferai dire à l’ordre. »

Je pense, comme vous, que la teneur des lettres de l’électeur et du maréchal de Turenne est supposée. Les historiens malheureusement ne se font pas un scrupule de faire parler leurs héros. Je n’approuve point dans Tite-Live ce que j’aime dans Homère. Je soupçonne la lettre de Ramsay[8] d’être aussi apocryphe que celle du gascon Sandras. Ramsay l’Écossais était encore plus gascon que lui. Je me souviens qu’il donna au petit Louis Racine, fils du grand Racine, une lettre au nom de Pope, dans laquelle Pope se justifiait des petites libertés qu’il avait prises dans son Essai sur l’Homme. Ramsay avait pris beaucoup de peine à écrire cette lettre en français[9], elle était assez éloquente ; mais vous remarquerez, s’il vous plaît, que Pope savait à peine le français, et qu’il n’avait jamais écrit une ligne dans cette langue ; c’est une vérité dont j’ai été témoin, et qui est sue de tous les gens de lettres d’Angleterre. Voilà ce qui s’appelle un gros mensonge imprimé ; il y a même, dans cette fiction, je ne sais quoi de faussaire qui me fait de la peine.

Ne soyez point surpris que M. de Chenevières n’ait pu trouver, dans le dépôt de la guerre, ni le cartel ni la lettre du maréchal de Turenne. C’était une lettre particulière de M. de Turenne au roi, et non au marquis de Louvois. Par la même raison, elle ne doit point se trouver dans les archives de Manheim. Il est très-vraisemblable qu’on ne garda pas plus de copie de ces lettres d’animosité que l’on n’en garde de celles d’amour.

Quoi qu’il en soit, si l’électeur palatin envoya un cartel par le trompette Petit-Jean, mon avis est qu’il fit très-bien, et qu’il n’y a à cela nul ridicule. S’il y en avait eu, si cette bravade avait été honteuse, comme le dit le président Hénault, comment l’électeur, qui voyait ce fait publié dans toute l’Europe, ne l’aurait-il pas hautement démenti ? Comment aucun homme de sa cour ne se serait-il élevé contre cette imposture ?

Pour moi, je ne dirai pas comme ce maraud de Frelon dans l’Écossaise[10] : « J’en jurerais, mais je ne le parierais pas. » Je vous dirai : Je ne le jure ni ne le parie. Ce que je vous jurerai bien, c’est que les deux incendies du Palatinat sont abominables. Je vous jure encore que, si je pouvais me transporter, si je ne gardais pas la chambre depuis près de trois ans, et le lit depuis deux mois, je viendrais faire ma cour à Leurs Altesses sérénissimes, auxquelles je serai bien respectueusement attaché jusqu’au dernier moment de ma vie. Comptez de même sur l’estime et sur l’amitié que je vous ai vouées.

À propos d’incendie, il y a des gens qui prétendent qu’on mettra le feu à Genève cet hiver. Je n’en crois rien du tout ; mais si on veut brûler Ferney et Tournay, le régiment de Conti et la légion de Flandre, qui sont occupés à peupler mes pauvres villages, prendront gaiement ma défense.

  1. Dissertation historique et critique sur le prétendu cartel envoyé par Charles-Louis, électeur palatin, au vicomte de Turenne ; Manheim, 1767, in-8°.
  2. Colini était Florentin.
  3. Voyez tome XIV, page 268.
  4. Mémoires du marquis de B***, concernant ce qui s’est passé de plus mémorable sous le règne de Charles IV, duc de Lorraine et de Bar ; in-12 de 382 pages, sans indication de lieu d’impression.
  5. Nouvel Abrégé chronologique de l’Histoire de France, Paris, 1708, in-4°, page 649.
  6. Lettres historiques de M. Pellisson, Paris, 1729, trois volumes in-12, tome II, page 6.
  7. Amsterdam, J.-F. Bernard, 1755, in-12, page 162.
  8. Histoire du vicomte de Turenne (par Ramsay), Paris 1735, deux volumes in-4° ; la lettre est tome II, page 515.
  9. Voyez tome XIV, pages 119-120 ; et la note, XXII, 178.
  10. Acte II, scène iii ; voyez tome V, page 437.