Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 7041

7041. — À MADAME LA MARQUISE DE FLORIAN.
À Ferney, le 12 octobre.

Il n’y a pas moyen, ma chère nièce, que je vous blâme de penser comme moi. Je vous sais très-bon gré de passer votre hiver à la campagne : on n’est bien que dans son château. Consultez le roi ; c’est ainsi qu’il en use. Il ne passe jamais ses hivers à Paris. Le fracas des villes n’est fait que pour ceux qui ne peuvent s’occuper. Ma santé a été si mauvaise que je n’ai pu aller à Montbéliard, quoique ce voyage fût indispensable. Il y a un mois que je ne sors presque pas de mon lit. Je ne me suis habillé que pour aller voir une petite fête que votre sœur m’a donnée. Vous jugerez si la fête a été agréable, par les petites bagatelles ci-jointes[1]. On vous enverra bientôt de Paris la petite comédie qu’on a jouée[2]. M. de La Harpe et M. de Chabanon n’ont pas encore fini leurs pièces ; et quand elles seraient achevées, je ne vois pas quel usage ils en pourraient faire dans le délabrement horrible où le théâtre est tombé.

Ferney est toujours le quartier général. Nous avons le colonel du régiment de Conti dans la maison, et trois compagnies dans le village. Les soldats nous font des chemins, les grenadiers me plantent des arbres. Mme Denis, qui a été accoutumée à tout ce fracas à Landau et à Lille, s’en accommode à merveille. Je suis trop malade pour faire les honneurs du château. Je ne mange jamais au grand couvert. Je serais mort en quatre jours, s’il me fallait vivre en homme du monde : je suis tranquille au milieu du tintamarre, et solitaire dans la cohue.

S’il me tombe quelque chose de nouveau entre les mains, je ne manquerai pas de vous l’envoyer à l’adresse que vous m’avez donnée. Je m’imagine que M. de Florian ne perd pas son temps cette automne : il aligne sans doute des allées ; il fait des pièces d’eau et des avenues. Les pauvres Parisiens ne savent pas quel est le plaisir de cultiver son jardin : il n’y a que Candide[3] et nous qui ayons raison.

Je vous embrasse tous de tout mon cœur.

  1. Les vers de Chabanon, qui sont imprimés à la page 142 de son Tableau de quelques circonstances de ma vie, 1795, in-8° ; et sans doute quelques autres pièces de vers en l’honneur de Voltaire, dont la fête se célébrait le 4 octobre, jour de saint François son patron.
  2. Charlot, ou la Comtesse de Givry ; voyez tome VI, page 341.
  3. Voyez tome XXI, page 218.