Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 7027

7027. — À M. LE COMTE ANDRÉ SCHOUVALOW[1].
À Ferney, 30 septembre.

J’ai été longtemps malade, monsieur ; c’est à ce triste métier que je consume les dernières années de ma vie. Une de mes plus grandes souffrances a été de ne pouvoir répondre à la lettre charmante dont vous m’honorâtes il y a quelques semaines. Vous faites toujours mon étonnement, vous êtes un des prodiges du règne de Catherine II. Les vers français que vous m’envoyez sont du meilleur ton, et d’une correction singulière ; il n’y a pas la plus petite faute de langage : on ne peut vous reprocher que le sujet que vous traitez[2]. Je m’intéresse à la gloire de son beau règne, comme je m’intéressais autrefois au Siècle de Louis XIV. Voilà les beaux jours de la Russie arrivés ; toute l’Europe a les yeux sur ce grand exemple de la tolérance que l’impératrice donne au monde. Les princes jusqu’ici ont été assez infortunés pour ne connaître que la persécution. L’Espagne s’est détruite elle-même en chassant les Juifs et les Maures. La plaie de la révocation de l’édit de Nantes saigne encore en France. Les prêtres désolent l’Italie. Les pays d’Allemagne, gouvernés par les prélats, sont pauvres et dépeuplés, tandis que l’Angleterre a doublé sa population depuis deux cents ans, et décuplé ses richesses. Vous savez que les querelles de religion, et l’horrible quantité de moines qui couraient comme des fous du fond de l’Égypte à Rome, ont été la vraie cause de la chute de l’empire romain ; et je crois fermement que la religion chrétienne a fait périr plus d’hommes depuis Constantin qu’il n’y en a aujourd’hui dans l’Europe.

Il est temps qu’on devienne sage ; mais il est beau que ce soit une femme qui nous apprenne à l’être. Le vrai système de la machine du monde nous est venu de Thorn[3], de cette ville où l’on a répandu le sang pour la cause des jésuites. Le vrai système de la morale et de la politique des princes nous viendra de Pétersbourg, qui n’a été bâtie que de mon temps, et de Moscou, dont nous avions beaucoup moins de connaissance que de Pékin.

Pierre le Grand comparait les sciences et les arts au sang qui coule dans les veines ; mais Catherine, plus grande encore, y fait couler un nouveau sang. Non-seulement elle établit la tolérance dans son vaste empire, mais elle la protège chez ses voisins. Jusqu’ici on n’a fait marcher des armées que pour dévaster des villages, pour voler des bestiaux, et détruire des moissons. Voici la première fois qu’on déploie l’étendard de la guerre uniquement pour donner la paix, et pour rendre les hommes heureux. Cette époque est, sans contredit, ce que je connais de plus beau dans l’histoire du monde.

Nous avons aussi des troupes dans ce petit pays de Ferney, où vous n’avez vu que des fêtes, et où vous avez si bien joué le rôle du fils de Mérope. Ces troupes y sont envoyées à peu près comme les vôtres le sont en Pologne, pour faire du bien, pour nous construire de beaux grands chemins qui aillent jusqu’en Suisse, pour nous creuser un pont sur notre lac Léman : aussi nous les bénissons, et nous remercions M. le duc de Choiseul de rendre les soldats utiles pendant la paix, et de les faire servir à écarter la guerre, qui n’est bonne à rien qu’à rendre les peuples malheureux.

Si vous allez ambassadeur à la Chine, et si je suis en vie quand vous serez arrivé à Pékin, je ne doute pas que vous ne fassiez des vers chinois comme vous en faites de français. Je vous prierai de m’en envoyer la traduction. Si j’étais jeune, je ferais assurément le voyage de Pétersbourg et de Pékin ; j’aurais le plaisir de voir la plus nouvelle et la plus ancienne création. Nous ne sommes tous que des nouveaux venus, en comparaison de messieurs les Chinois ; mais je crois les Indiens encore plus anciens. Les premiers empires ont été sans doute établis dans les plus beaux pays. L’Occident n’est parvenu à être quelque chose qu’à force d’industrie. Nous devons respecter nos premiers maîtres.

Adieu, monsieur ; je suis le plus grand bavard de l’Occident. Mille respects à Mme la comtesse de Schouvalow.

  1. Le comte André Schouvalow est le neveu de Jean.
  2. C’était Voltaire qui était le sujet des vers de Schouvalow.
  3. Cette ville est la patrie de Copernic ; voyez tome XIV, page 534.