Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6985

Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 352-353).
6985. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 14 auguste.

Les philosophes, mon cher et illustre confrère, doivent être comme les petits enfants : quand ceux-ci ont fait quelque malice, ce n’est jamais eux, c’est le chat qui a tout fait. Je crois très-ingénument que l’Ingénu n’existe pas : je ne le croirai que le plus tard que je pourrai ; mais enfin, si on me le montre, et que je trouve cet Ingénu tant soit peu malicieux, je dirai que c’est le neveu ou le chat de l’abbé Bazin qui en est l’auteur.

À propos d’Ingénu, avez-vous lu un livre qui a pour titre Théologie portative[1], et dans lequel on dit ingénument aux prêtres de toutes les sectes leurs vérités ? C’est une espèce de dictionnaire dont les articles sont courts, mais où il y en a un grand nombre de très plaisants et de très-salés ; c’est encore quelque chat qui a fait cette malice.

Voilà une lettre que Marmontel m’envoie pour vous la faire parvenir. On dit que la belle censure de la Sorbonne va enfin paraître, et, qui plus est, le mandement du révérendissime père en Dieu Christophe de Beaumont. On ajoute que la censure de la Sorbonne contenait douze à quinze pages contre la tolérance, mais que cette canaille les a supprimées pour laisser toute la gloire de ce beau sujet à l’archevêque de Paris, dont on dit que le mandement roulera principalement sur cet article. Il faudra, pour réponse, faire imprimer les lettres de la czarine à la suite du mandement.

Vous ne voulez donc pas me dire si la seconde édition de l’ouvrage de mathématiques[2] est imprimée, et si je pourrai en avoir au moins un exemplaire ? Il n’est plus possible de rien imprimer qu’en pays étranger, lorsqu’on effleure la canaille jansénienne : je crois pourtant que, quoique ces loups soient à craindre, la philosophie, avec un peu d’adresse, viendra à bout de leur arracher les dents. Vous avez bien raison, mon cher maître ; les honnêtes gens ne peuvent plus combattre qu’en se cachant derrière les haies[3], mais ils peuvent appliquer de là de bons coups de fusil contre les bêtes féroces qui infestent le pays.

L’essentiel, comme vous le dites[4], est de vivre gaiement, et de rire quand on a eu l’adresse de les coucher par terre. Adieu, mon cher et illustre philosophe ; mille respects à Mme Denis, et mille compliments à MM. de Chabanon et de La Harpe. Les amis de ce dernier ont fait annoncer son prix dans la Gazette ; ils se sont trop pressés, et ils sont cause que dorénavant l’Académie ne déclarera son jugement que le jour même de l’assemblée. Vale, et me ama.

Je vous embrasse de tout mon cœur.

N. B. J’oubliais de vous dire que le collège Mazarin, où président les deux cuistres Riballier et Coge pecus, le premier comme principal, le second comme régent de rhétorique, est des plus mauvais collèges de l’Université, et reconnu pour tel ; cela peut servir en temps et lieu. On peut exhorter ces deux pédants à ne pas tant parler de philosophie, et à mieux instruire la jeunesse qui leur est confiée.

Je me recommande à vous pour me procurer, s’il est possible, tout ce que le neveu et le chat de l’abbé Bazin pourront donner de coups de griffe. Je n’ai plus d’autre plaisir que celui-là.

  1. Voyez la note, tome XXVIII, page 73.
  2. C’est-à-dire l’ouvrage de d’Alembert Sur la Destruction des jésuites. La lettre de d’Alembert s’est croisée avec le n° 6973.
  3. C’est ce que Voltaire a dit dans la lettre 6961.
  4. Voyez lettre 6973.