Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6940

Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 315-316).
6940. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
15 juillet.

Je reçois votre lettre angélique du 10 juillet, mon tendre et respectable ami. Vous aurez bientôt ces malheureux Scythes ; mais je crois qu’il faut mettre un intervalle entre les sauvages de l’orient et les sauvages de l’occident. Je persiste toujours à penser qu’il faut laisser le public dégorger les Illinois[1] ; je pense encore qu’une ou deux représentations suffisent avant Fontainebleau. Faisons-nous un peu désirer, et ne nous prodiguons pas.

Je suis sans doute plus affligé que le petit Lavaysse ; mais comment voulez-vous que je fasse ? J’ai affaire à un d’Éon et à un Vergy[2], et je ne suis pas ambassadeur de France. Je suis persécuté, depuis longtemps, par mes chers rivaux les gens de lettres ; c’est un tissu de calomnies si long et si odieux qu’il faut bien enfin y mettre ordre. Il y a plus de douze ans que ce La Beaumelle me persécute, et me fait le même honneur qu’à la maison royale. Il y a plus de sûreté à s’attaquer à moi qu’aux princes. Si j’étais prince, je ne m’en soucierais guère ; mais je suis un pauvre homme de lettres, sans autre appui que celui de la vérité : il faut bien que je la fasse connaître, ou que je meure calomnié. Il ne s’agit pas ici de la Défense de mon oncle, qui est une pure plaisanterie ; il s’agit des plus horribles impostures dont jamais on ait été noirci.

Je serai assez hardi pour écrire à M. d’Aguesseau[3], puisque vous m’encouragez, mon cher ange ; et je tâcherai de ne lui écrire que des choses qui pourront lui plaire et le toucher.

La Harpe (Dieu merci) ne fait point deux tragédies, mais il a abandonné un sujet presque impraticable pour un autre où il est plus à son aise. En un mot, mon atelier aura l’honneur de vous servir.

Je vous avoue que je voudrais bien qu’on jouât Olympie une ou deux fois avant Fontainebleau ; mais qu’on la jouât comme je l’ai faite, car il est assez dur de se voir mutiler. Il est vrai que je ne le vois point, mais je l’entends dire, et je reçois la blessure par les oreilles : vous savez que les oreilles d’un poète sont délicates. Toute notre petite troupe vous présente ses hommages, ainsi qu’à Mme d’Argental.

Je crois M. de Thibouville à la campagne. S’il vient à Paris, je vous supplie de ne me pas oublier auprès de lui. Recevez toujours mon culte de dulie.

Je viens d’acheter un Dictionnaire historique portatif[4], par une société de gens de lettres, en quatre gros volumes in-8°, sous le titre d’Amsterdam, qu’on dit imprimé à Paris. Je tombe sur l’article Tencin ; madame votre tante y est indignement outragée. On y dit que La Frenaie, conseiller au grand-conseil, fut tué chez elle. Quels historiens ! quels Tite-Live ! Dites-moi, après cela, si je dois souffrir un La Beaumelle. Vous devriez bien demander à Marin où s’est faite cette infâme édition, et qui en sont les auteurs.

  1. Hirza, ou les Illinois, tragédie de Sauvigny.
  2. Voyez tome XLIII, page 458.
  3. Cette lettre à d’Aguesseau, dont Voltaire reparle dans la lettre 6949, manque.
  4. Ce n’est pas celui de Chaudon, mais celui de Barral et Guibaud, dont nous avons déjà parlé tome XXVIII, page 527 ; et XXIX, 279.