Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6906

Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 284-285).
6906. — À M. D’ALEMBERT.
4 juin.

Mon cher philosophe, j’ai envoyé vos gants d’Espagne[1] sur-le-champ à leur destination : ils ont une odeur qui m’a réjoui le nez. Vous savez que je n’ai point de troupes, et que je ne peux forcer le cordon de dragons qui coupe toute communication entre Genève et mes déserts. Celui qui s’est chargé de donner des soufflets aux jésuites et aux jansénistes n’a jamais pu venir chez moi ; je ne le connais point, et j’ai craint même de lui écrire. Gabriel Cramer, qui est le seul à qui je puisse me fier, a fait agir cet homme, qui est un sot et un pauvre diable, lequel fait agir encore en sous-ordre un autre sot pauvre diable. Ces sots pauvres diables n’ont aucun débouché, nulle correspondance en France, et tout va comme il plaît à Dieu. Les Genevois touchent au moment de la crise de leurs affaires ; pour moi, je m’occupe à cultiver mon jardin, et à me moquer d’eux.

Dieu maintienne votre Sorbonne dans la fange où elle barbote ! La gueuse a rendu un service bien essentiel à la philosophie. On commence à ouvrir les yeux d’un bout de l’Europe à l’autre. Le fanatisme, qui sent son avilissement, et qui implore le bras de l’autorité, fait malgré lui l’aveu de sa défaite. Les jésuites chassés partout, les évêques de Pologne forcés d’être tolérants, les ouvrages de Bolingbroke[2], de Fréret et de boulanger, répandus partout, sont autant de triomphes de la raison. Bénissons cette heureuse révolution qui s’est faite dans l’esprit de tous les honnêtes gens depuis quinze ou vingt années ; elle a passé mes espérances. À l’égard de la canaille, je ne m’en mêle pas ; elle restera toujours canaille. Je cultive mon jardin, mais il faut bien qu’il y ait des crapauds ; ils n’empêchent pas mes rossignols de chanter.

Adieu, aigle ; donnez cent coups de bec aux chouettes qui sont encore dans Paris.

  1. La Seconde Lettre, etc.
  2. L’Examen important de milord Bolingbroke : voyez tome XXVI, page 195.