Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6895

Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 274-275).
6895. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
26 mai.

Ne résistez jamais, monsieur, au désir de m’écrire : vous ne sauriez vous imaginer le bien que me font vos lettres ; la dernière surtout a produit un effet admirable, elle a chassé les vapeurs dont j’étais obsédée. Il n’y a point d’humeur noire qui puisse tenir à l’éloge que vous faites de votre Semiramis du Nord ; ces bagatelles que l’on dit d’elle au sujet de son mari, et desquelles vous ne vous mêlez pas, ne voulant point entrer dans des affaires de famille, feraient même rire le défunt ; mais le pauvre petit Ninias voyage-t-il avec madame sa mère ? Je voudrais qu’elle vous le confiât : j’aimerais mieux pour lui vos instructions que ses beaux exemples. J’admire son zèle pour la tolérance ; elle ne se contente pas de l’avoir établie dans ses États, elle l’envoie prêcher chez ses voisins par cinquante mille missionnaires armés de pied en cap. Oh ! c’est la véritable éloquence ! Qu’en dira la Sorbonne ? Ses décrets me font grand plaisir. Cette compagnie vous sert à souhait, et elle concourt, autant qu’il lui est possible, au succès de vos écrits. Le fanatisme dans tous les genres fait dire et faire bien des absurdités ; il n’y a point d’extravagance dont on doive s’étonner. Celle de Jean-Jacques est à son comble, il vient de s’enfuir d’Angleterre, brouillé avec son hôte, ayant laissé sur la table une lettre où il lui chante pouille, et puis, étant arrivé à un port de mer, il a écrit au chancelier pour lui demander un garde qui le conduisît en sûreté jusqu’à Douvres. On ne savait pas seulement qu’il fût parti ; on n’avait ni dessein de l’arrêter, ni envie de le retenir ; on ne sait, où il va. Je lui conseille d’aller trouver les jésuites, de se mettre à leur tête ; leur politique et sa philosophie se conviennent admirablement bien. Ah ! monsieur, si on n’avait pas à vivre avec soi-même, on serait trop heureux, on aurait bien des sujets de se divertir et de rire. Mais que devenez-vous avec votre guerre de Genève ? On disait ici que vous songiez à vous établir à Lyon. Je ne vous le conseille pas, vous seriez dans une ville, et vous êtes dans un temple. Je me plains de ce que vous ne me parlez point de ce qui vous regarde ; douteriez-vous que je m’y intéresse ?

Je vous remercie d’avance du présent que vous me promettez, les Scythes ; je chercherai un bon lecteur. Votre petit écrit Sur les Panégyriques m’a fait grand plaisir.

J’approuve fort le grand Bossuet de l’importance qu’il a mise au rêve de la Palatine, et de l’avoir célébrée en chaire ; je fais grand cas des rêves ; je n’avais pas imaginé qu’ils pussent être utiles dans ces occasions ; mais je suis convaincue aujourd’hui qu’ils doivent avoir toute préférence sur les raisonnements.

Il faut, monsieur, avant que je finisse cette lettre, que j’obtienne de vous une grâce, mais il faut que ce soit tout à l’heure : c’est votre statue ou votre buste qu’on a fait à Saint-Claude ; on dit que vous y êtes parfaitement ressemblant ; j’ai la plus extrême impatience de l’avoir. Ne m’alléguez point que je suis aveugle ; on jouit du plaisir des autres, on voit en quelque sorte par leurs yeux, et puis la gloire, monsieur, la gloire, la comptez-vous pour rien ? Croyez-vous que je ne serais pas extrêmement flattée que vous décoriez mon appartement ? Vous en imposerez à tous ceux qui y entreront ; combien de sottises peut-être m’éviterez-vous de dire et d’entendre !

Le président vous aime toujours, et me charge de vous le dire : il se porte bien, mais il porte quatre-vingt-deux ans : c’est une charge bien pesante. Moi, qui en ai douze de moins à porter, j’en suis accablée. Si j’essayais, comme vous, un habit de théâtre, et qu’il me fallût dicter en même temps, je dicterais mes billets d’enterrement ; mais vous êtes un prodige en tout genre. Adieu, mon cher et ancien ami.

  1. Correspondance complète, éditée par M. de Lescure, 1865.