Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6823

Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 194-196).
6823. — À M. LE MARQUIS DE FLORIAN.
3 avril.

Mon cher grand écuyer, parmi toutes mes détresses il y en a une qui m’afflige infiniment, et qui hâtera mon petit voyage à Montbéliard et ailleurs. Plusieurs personnes dans Paris accusent Tronchin d’avoir dit au roi qu’il n’était point mon ami, et qu’il ne pouvait pas l’être ; et d’en avoir donné une raison très-ridicule, surtout dans la bouche d’un médecin. Je le crois fort incapable d’une telle indignité et d’une telle extravagance. Ce qui a donné lieu à la calomnie, c’est que Tronchin a trop laissé voir, trop dit, trop répété, que je prenais le parti des représentants ; en quoi il s’est bien trompé. Je ne prends assurément aucun parti dans les tracasseries de Genève, et vous avez bien dû vous en apercevoir par la petite plaisanterie intitulée la Guerre genevoise[1], qu’on a dû vous communiquer de ma part.

Je n’ai d’autre avis sur ces querelles que celui dont le roi sera ; et il ne m’appartient pas d’avoir une opinion quand le roi a nommé des plénipotentiaires. Je dois attendre qu’ils aient prononcé, et m’en rapporter entièrement au jugement de M. le duc de Choiseul.

Voilà à peu près la vingtième niche qu’on me fait depuis trois mois dans mon désert.

Votre cidre n’arrivera pas, et sera gâté. Il arrive la même chose à mon vin de Bourgogne. Vingt ballots envoyés de Paris avec toutes les formalités requises, sont arrêtés, et Dieu sait quand ils pourront venir, et dans quel état ils viendront. J’aurais bien assurément l’honnêteté de vous envoyer des Honnêtetés[2] ; mais on est si malhonnête que je ne puis même vous procurer ce léger amusement.

Je viens d’écrire à Morival[3] ; et, dès que j’aurai sa réponse, j’agirai fortement auprès du prince dont il dépend. Ce prince m’écrit tous les quinze jours ; il fait tout ce que je veux. Les choses, dans ce monde, prennent des faces bien différentes ; tout ressemble à Janus ; tout, avec le temps, a un double visage. Ce prince ne connaît point Morival, sans doute, mais il connaît très-bien son désastre. Il m’en a écrit plusieurs fois avec la plus violente indignation, et avec une horreur presque égale à celle que je ressens encore. Il y a des monstres qui mériteraient d’être décimés.

Je ne sais si je vous ai mandé que je suis enchanté de la nouvelle calomnie[4] répandue sur les Calas. Il est heureux que les dévots, qui persécutent cette famille et moi, soient reconnus pour des calomniateurs. Ils font du bien sans le savoir ; ils servent la cause des Sirven. Je recommande bien cette cause à mon cher Grand Turc[5]. Il y a des gens qui disent qu’on pourrait bien la renvoyer au parlement de Paris. Je compte alors sur la candeur, sur le zèle, sur la justesse d’esprit de mon gros goutteux[6], que j’embrasse de tout mon cœur, aussi bien que sa mère.

Vivez tous sainement et gaiement ; il n’y a que cela de bon.

Nouvelles tracasseries encore de la part des commis, et point de justice ; et je partirai, mais gardez-moi le secret, car je crains la rumeur publique. Je vous embrasse tous bien tendrement.

  1. La Guerre civile de Genève, poëme ; voyez tome IX.
  2. Les Honnêtetés littéraires ; voyez tome XXVI, page 115.
  3. Cette lettre est perdue ; Voltaire lui avait déjà écrit ; voyez les lettres 6669 et 6735.
  4. Jeanne Viguière, servante catholique de la famille Calas, ayant eu la jambe cassée en février 1767, on répandit le bruit de sa mort. On disait qu’en mourant elle avait avoué que Jean Calas était coupable du meurtre de son fils. C’était une calomnie qui fut la cause de la Déclaration juridique, imprimée tome XXIV, page 403.
  5. L’abbé Mignot, qui faisait alors une Histoire des Turcs.
  6. Son petit-neveu d’Hornoy.