Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6666

Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 37-38).

6666. — DU CARDINAL DE BERNIS.
À Alby, ce 11 janvier.

Vos Scythes, mon cher confrère, n’ont rien de la vieillesse ; si je leur trouvais un défaut, ce serait plutôt d’être trop jeunes. Cela veut dire que le sujet conçu par l’homme de génie a été rempli avec trop peu de soin. Le contraste des mœurs persanes et scythes n’est pas assez frappant ; il n’est donc pas digne de vous. Fouillez-vous, mon cher confrère, vous trouverez à foison de ces vers brillants et heureux qui s’impriment dans la mémoire, et qui caractérisent vos ouvrages de poésie ; ornez-en un peu vos Persans et vos Scythes. Vos deux vieillards, l’un nourri à la cour et dans les armes, l’autre, chef de peuples, peuvent dire des choses plus remarquables. Il faudrait bien établir, dès les premiers actes, que la femme scythe doit tuer de sa main le meurtrier de son mari. Cela augmenterait la vraisemblance, et doublerait le trouble du spectateur. Obéide renferme trop sa passion ; on ne voit pas assez les efforts qu’elle a faits pour l’étouffer et pour la sacrifier au devoir et à l’honneur. L’outrage qu’elle a reçu n’est pas assez démêlé : Athamare a-t-il voulu l’enlever, ou lui faire violence ? Le spectateur français ne souffrirait pas cette dernière idée, elle révolterait la décence des mœurs générales, et réveillerait le goût des mauvaises plaisanteries, si naturel aux Français. Obéide ne se défend pas assez de l’horrible fonction de poignarder son amant ; elle souscrit trop tôt à cette loi des Scythes, qui n’est fondée ni dans la pièce, ni dans l’histoire. On est surpris qu’Athamare conserve la vie par la seule raison qu’Obéide a préféré de se tuer elle-même : car, convenez-en, ce n’est que par une subtilité qu’il se trouve compris dans le traité passé entre les Scythes et les Persans :

Le coupable respire, et l’innocente meurt.

L’âme du spectateur n’est guère satisfaite, quand les malheurs ne s’accordent pas avec la justice. Voilà mes remarques, ou plutôt mes doutes. J’aime votre gloire : c’est ce qui me rend peut-être trop difficile. Je ne vous parle pas de quelques expressions faibles ou impropres ; vous corrigerez tout cela à votre toilette, ou en vous promenant dans votre cabinet. Dieu vous a donné le talent de produire, et l’heureuse facilité de corriger. Il vous en a donné un bien plus utile, celui de corriger les ridicules de votre siècle, et de les corriger en riant et en faisant rire ceux qui ont conservé le goût de la bonne compagnie. Les écrivains se moquent quelquefois de cette bonne compagnie avant d’y être admis ; mais il est bien rare qu’ils en saisissent le ton ; or, ce ton n’est autre chose que l’art de ne blesser aucune bienséance. Moquez-vous donc, tant que vous voudrez, de l’insolence, de la vanité, de la hardiesse, si communes aujourd’hui et si déplacées. Vos récréations en ce genre contribuent à la bonne santé, et corrigent l’impertinence de nos mœurs. Il est plaisant que l’orgueil s’élève, à mesure que le siècle baisse : aujourd’hui presque tous les écrivains veulent être législateurs, fondateurs d’empires, et tous les gentilshommes veulent descendre des souverains. On passait autrefois ces chimères aux grandes maisons ; elles seules en avaient le privilège exclusif : aujourd’hui tout le monde s’en mêle. Riez de tout cela, et faites-nous rire ; mais il est digne du plus beau génie de la France de terminer sa carrière littéraire par un ouvrage qui fasse aimer la vertu, l’ordre, la subordination, sans laquelle toute société est en trouble. Rassemblez ces traits de vertu, d’humanité, d’amour du bien général, épars dans vos ouvrages, et composez-en un tout qui fasse aimer votre âme autant qu’on adore votre esprit. Voilà mes vœux de cette année, ils ne sont pas au-dessus de vos forces, et vous trouverez dans votre cœur, dans votre génie, dans votre mémoire si bien ornée, tout ce qui peut rendre cet ouvrage un chef‑d’œuvre. Ce n’est pas une pédanterie que je vous demande, ni une capucinade ; c’est l’ouvrage d’une âme honnête et d’un esprit juste.