Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6611

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 532-533).

6611. — À M. LE RICHE.
À Ferney, 12 décembre.

Je voudrais, monsieur, avoir l’honneur de vous envoyer quelques livres pour vos étrennes. Il faut que vous ayez la bonté de me mander comment je pourrai vous les faire parvenir avec sûreté. Je voudrais bien savoir aussi si les lettres qu’on adresse, du pays où je suis, en Lorraine, passent par la Franche-Comté.

Pourriez-vous encore me faire une autre grâce ? Il y a dans votre ville un misérable ex-jésuite, nommé Nonotte, qui, pour augmenter sa portion congrue, a fait un libelle en deux volumes. Je voudiais savoir quel cas on fait de sa personne et de son libelle. On dit que le père de ce prêtre est un boulanger ; cela est heureux : il aura le pain azyme pour rien, et il distribuera gratis le pain des forts[1]. Il faut que frère Nonotte soit bien ingrat d’écrire contre moi, dans le temps que je loge et nourris un de ses confrères ; mais quand il s’agit de la sainte religion, l’ingratitude devient une vertu.

Je vous souhaite pour l’année prochaine la ruine de la superstition.

Vous connaissez sans doute à Dijon quelqu’un de vos confrères qui pense sagement. Vous pourriez me rendre un grand service en le priant de s’informer bien exactement quelle est la raison pour laquelle les ex-jésuites de Dijon ne voulurent point voir mon ex-jésuite de Ferney, quand il fit le voyage. Mon ex-jésuite s’appelle Adam. Il dit fort proprement la messe ; il a marié des filles dans ma paroisse, avec toute la grâce imaginable. Il avait le malheur d’être brouillé depuis longtemps avec les jésuites bourguignons, quoiqu’il aime assez le vin. En un mot, ni le révérend père provincial, ni le révérend père recteur, ni le révérend père préfet, enfin aucun ex-révérend cuistre ne voulut voir mon aumônier ; et, comme les jésuites disent toujours la vérité, je voudrais savoir s’ils lui ont refusé le salut parce qu’il dit la messe chez moi, ou si c’est une ancienne rancune de prêtre à prêtre. Voyez, monsieur, si vous pouvez et si vous voulez vous charger de cette grande négociation. Elle m’aura procuré au moins le plaisir de m’entretenir avec un homme qui pense, ce qui n’est pas extrêmement commun. Je vous prie de compter sur les sentiments qui m’attachent véritablement à vous.

  1. Ézéchiel, xxxix, 18, parle de la chair des forts : voyez son texte rapporté tome XLI, page 151.