Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6588

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 510-511).

6588. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
24 novembre.

J’ai encore fatigué aujourd’hui mes anges, et ma lettre est partie adressée à M. Marin, le tout après avoir dépêché depuis cinq jours trois paquets à M. le duc de Praslin.

Pourquoi donc, direz-vous, nous assommer encore de cette lettre, vieillard indiscret du mont Jura ? Pourquoi ? c’est que j’aime bien ces vers-ci :

Il est des maux, Sulma, que nous fait la fortune.
Il en est de plus grands dont le poison cruel,
Par nous-même apprêté, nous porte un coup mortel.
Mais lorsque, sans secours, à mon âge, on rassemble,
Dans un exil affreux, tant de malheurs ensemble,
Lorsque tous leurs assauts viennent se réunir.
Un cœur, un faible cœur, les peut-il soutenir[1] ?

Il me semble que cette leçon vaut mieux que les autres, surtout si la voix éclate avec attendrissement sur faible cœur.

Voyez, décidez ; vous sentez bien que je suis à bout, que je n’ai plus d’huile dans ma lampe, que je vous ai envoyé ma dernière goutte, et que le succès ou la chute de l’ouvrage sont dans le sujet et non dans les vers ; que tout dépend à présent des acteurs ; que les situations et l’art du comédien font tout aux premières représentations.

Ainsi donc, nous vous conjurons, maman et moi, de faire jouer la pièce telle qu’elle est ; c’est ma dernière prière, c’est mon testament ; puis je mourrai en riant aux anges[2].

  1. Les Scythes, acte III, scène iv ; voyez tome VI, pages 307 et 334.
  2. La lettre de Frédéric II, placée ici dans Beuchot, est ci-devant sous le n° 6114.