Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6507

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 431-433).

6507. — À M.  DAMILAVILLE.
16 septembre.

Je me hâte, mon cher ami, de répondre à votre lettre du 11 ; je commence par ce recueil abominable, imprimé à Amsterdam sous le titre de Genève.

Les trois lettres qu’on attribue en note, d’une manière indécise, à M.  de Montesquieu[1] ou à moi, sont ajoutées à l’ouvrage, et sont d’un autre caractère. La lettre à M.  Deodati, sur son livre de l’Excellence de la langue italienne, est falsifiée bien odieusement : car, au lieu des justes éloges que je donnais au courage ferme et tranquille d’un prince[2] à qui tout le monde rend cette justice, on y fait une satire très-amère de sa personne et de sa conduite. C’est ainsi qu’on a empoisonné presque toutes les lettres qu’on a pu rassembler de moi.

Je suis dans la nécessité de me justifier dans les journaux ; un simple désaveu ne suffit pas[3]. L’infâme éditeur est déjà allé au-devant de mes dénégations. Il dit dans son avertissement que toutes les personnes à qui mes lettres sont adressées vivent encore ; il réclame leur témoignage : c’est donc leur témoignage seul qui peut le confondre. J’attends le certificat de M.  Deodati ; j’en ai déjà un autre[4] ; mais le vôtre m’est le plus nécessaire. Je vous prie très-instamment de me le donner sans délai.

Vous pouvez dire en deux mots que vous avez vu, dans un prétendu recueil de mes lettres, un écrit de moi, page 170, à M. D’amoureux ; que cette lettre n’a jamais été écrite à M.  D’amoureux, mais à vous ; que cette lettre est trés-falsifiée ; que tout le morceau de la page 181 est supposé ; qu’il est faux que le morceau ait jamais été présenté à aucun censeur, et que la note de l’éditeur à l’occasion de cette lettre est calomnieuse.

Une telle déclaration fortifiera beaucoup les autres certificats. Le prince, indignement attaqué dans la lettre à M.  Deodati, jugera d’une calomnie par l’autre. En un mot, j’attends cette preuve de votre amitié ; vous ne pouvez la refuser à ma douleur et à la vérité.

Il est très-certain que c’est ce M.  Robinet, éditeur de mes prétendues Lettres, qui a fait imprimer celles-ci ; mais je ne prononcerai pas son nom, et je ne détruirai même la calomnie qu’avec la modération qui convient à l’innocence. Je suis très-aise qu’aucun sage ne soit en correspondance avec ce Robinet, qui se vante de connaître la Nature[5], et qui connaît bien peu la probité.

Entendons-nous, s’il vous plaît, sur M.  d’Autrey[6]. Il n’a jamais dit qu’il ait eu des conférences avec M. Tonpla ; mais que Tonpla ayant écrit quelques Réflexions philosophiques pour un de ses amis, il y avait répondu article par article. Je vous ai montré cette réponse, bonne ou mauvaise ; mais je n’ai jamais ouï dire ni dit qu’ils aient eu des conférences ensemble. La vérité est toujours bonne à quelque chose jusque dans les moindres détails.

Je me porte fort mal, et je serai très-fâché de mourir sans avoir vu Tonpla. Vous savez qu’un de ces malheureux juges qui avait tout embrouillé dans l’affaire d’Abbeville, et qui avait tant abusé de la jeunesse de ces pauvres infortunés, vient d’être flétri par la cour des aides de Paris comme il le méritait. Ce scélérat, nommé Broutel, qui a osé être juge sans être gradué, devrait être poursuivi au parlement de Paris, et être puni plus grièvement qu’à la cour des aides : c’est, Dieu merci, un des parents de mon neveu d’Hornoy le conseiller, à qui l’on doit la flétrissure de ce coquin.

On vient de m’envoyer le Mémoire de M.  de Calonne ; il est en effet approuvé par le roi[7] : ainsi M. de Calonne est justifié dans tout ce qui regarde son ministère. Le public n’est juge que des procédés, qui sont fort différents des procédures.

Je vous avoue que j’ai une extrême curiosité de savoir ce qui se passe à Bedlam, et de lire la lettre de cet archi-fou[8], qui se plaint si amèrement de l’outrage qu’on lui a fait en lui procurant une pension : c’est un petit singe fort bon à enchaîner, et à montrer à la foire pour un schelling.

Il y a un Commentaire[9] sur le petit livre de Beccaria, dont on dit beaucoup de bien ; il est fait par un jeune avocat de Besançon ; dès que je l’aurai, je vous l’enverrai. On dit qu’il entre surtout dans quelques détails de la jurisprudence française, et qu’il rapporte beaucoup d’aventures tragiques ; celle des Sirven m’occupe uniquement. Je vous ai mandé l’excès des bontés de M. le duc de Choiseul, et combien je compte sur sa protection.

Je connaissais déjà le projet de la traduction de Lucien[10], et j’avais lu le plus beau de ses Dialogues. Ce Lucien-là valait mieux que Fontenelle. J’ai une très-grande idée du traducteur.

Ah ! mon cher ami, que je serais heureux de me trouver entre Tonpla et vous ! Écr. l’inf…

  1. Voyez tome XXV, page 583.
  2. Le prince de Soubise ; voyez ci-dessus, page 418, et tome XLI, page 170.
  3. Il l’intitula Appel au public ; voyez tome XXV, page 579.
  4. Du duc de La Vallière (voyez tome XXV, page 582), dont le certificat, d’après ce que Voltaire dit ici, parait antérieur à la date qu’il porte.
  5. Voyez la note, tome XLI, page 547.
  6. Voyez la note, tome XLIII, page 484.
  7. Le roi avait écrit de sa main, au bas du mémoire de Calonne : « Je vous autorise à faire imprimer ce mémoire, etc. »
  8. J.-J. Rousseau ; voyez la lettre 6476.
  9. Il est de Voltaire ; voyez tome XXV, page 539.
  10. L’abbé Morellet avait formé le projet de traduire Lucien, mais ne l’a pas exécuté. On trouve aux tomes II et III des Variétés littéraires (par Arnaud et Suard) la traduction, par Morellet, de Jupiter le tragique et de Pérégrinus.