Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6474

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 401-402).

6474. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.

Je crois que vous avez déjà reçu les lettres[1] que je vous ai écrites sur le sujet des émigrants. Il ne dépend que des philosophes de partir, et d’établir leur séjour dans le lieu de mes États qui leur conviendra le mieux. Je n’entends plus parler de Tronchin[2] ; je le crois parti ; et supposé qu’il soit encore ici, cela ne le rendra pas plus instruit de ce qui se passe chez moi et de ce que je vous écris. Quant à ceux de Berne[3], je suis très-résolu à les laisser brûler des livres, s’ils y trouvent du plaisir, parce que tout le monde est maître chez soi ; et qu’importe à nous autres qu’ils brûlent M. de Fleury ? N’avez-vous pas fait passer par les flammes[4] les cantiques de Salomon, pour les avoir mis en beaux vers français ? Lorsque les magistrats et les théologiens se mettent en train de brûler, ils jetteraient la Bible au feu, s’ils la rencontraient sous leurs mains. Toutes ces choses qui viennent d’arriver aux Calas, aux Sirven, et en dernier lieu à Abbeville, me font soupçonner que la justice est mal administrée en France, qu’on se précipite souvent dans les procédures, et qu’on s’y joue de la vie des hommes. Le président Montesquieu était prévenu pour cette jurisprudence, qu’il avait sucée avec le lait ; cela ne m’empêche pas d’être persuadé qu’elle a grand besoin d’être réformée, et qu’il ne faut jamais laisser aux tribunaux le pouvoir d’exécuter des sentences de mort avant qu’elles n’aient été revues par des tribunaux suprêmes, et signées par le souverain. C’est une chose pitoyable que de casser des arrêts et des sentences quand les victimes ont péri ; il faudrait punir les juges et les restreindre avec tant d’exactitude qu’on n’eût pas désormais de pareilles rechutes à craindre. Sancho Pança était un grand jurisconsulte ; il gouvernait sagement son île de Barataria ; il serait à souhaiter que les présidiaux eussent toujours sa belle sentence sous les yeux : ils respecteraient au moins davantage la vie des malheureux, s’ils se rappelaient qu’il vaut mieux sauver un coupable que de perdre un innocent. Si je me le rappelle bien, c’est à Toulouse[5] où il y a une messe fondée pour la pie qui couvre encore de honte la mémoire des magistrats inconsidérés qui firent exécuter une fille innocente, accusée d’un vol qu’une pie apprivoisée avait fait ; mais ce qui me révolte le plus est cet usage barbare de donner la question aux gens condamnés, avant de les mener au supplice : c’est une cruauté en pure perte, et qui fait horreur aux âmes compatissantes qui ont encore conservé quelque sentiment d’humanité. Nous voyons encore chez les nations que les lettres ont le plus polies des restes de l’ancienne férocité de leurs mœurs. Il est bien difficile de rendre le genre humain bon, et d’achever d’apprivoiser cet animal, le plus sauvage de tous. Cela me confirme dans mon sentiment que les opinions n’influent que faiblement sur les actions des hommes, car je vois partout que leurs passions l’emportent sur le raisonnement. Supposons donc que vous parvinssiez à faire une révolution dans la façon de penser, la secte que vous formeriez serait peu nombreuse, parce qu’il faut penser pour en être, et que peu de personnes sont capables de suivre un raisonnement géométrique et rigoureux. Et ne comptez-vous pour rien ceux qui par état sont opposés aux rayons de lumière qui découvrent leur turpitude ? Ne comptez-vous pour rien les princes auxquels on a inculqué qu’ils ne règnent qu’autant que le peuple est attaché à la religion ? ne comptez-vous pour rien ce peuple, qui n’a de raison que les préjugés, qui hait les nouveautés en général, et qui est incapable d’embrasser celles dont il est question, qui demandent des têtes métaphysiques et rompues dans la dialectique, pour être conçues et adoptées. Voilà de grandes difficultés que je vous propose, et qui, je crois, se trouveront éternellement dans le chemin de ceux qui voudront annoncer aux nations une religion simple et raisonnable.

Si vous avez quelque nouvel ouvrage dans votre portefeuille, vous me ferez plaisir de me l’envoyer ; les livres nouveaux qui paraissent à présent font regretter ceux du commencement de ce siècle. L’histoire[6] de l’abbé Velly est ce qui a paru de meilleur : car je nappelle pas des livres tout ce tas d’ouvrages faits sur le commerce et sur l’agriculture, par des auteurs qui n’ont jamais vu ni vaisseaux ni charrues. Vous n’avez plus de poëtes dramatiques en France, plus de ces jolis vers de société dont on voyait tant autrefois. Je remarque un esprit d’analyse et de géométrie dans tout ce qu’on écrit ; mais les belles-lettres sont sur leur déclin ; plus d’orateurs célèbres, plus de vers agréables, plus de ces ouvrages charmants qui faisaient autrefois une partie de la gloire de la nation française. Vous avez le dernier soutenu cette gloire ; mais vous n’aurez point de successeurs. Vivez donc longtemps, conservez votre santé et votre belle humeur ; et que le dieu du goût, les muses, et Apollon, par leur puissant secours, prolongent votre carrière, et vous rajeunissent plus réellement que les filles de Pelée n’eurent intention de rajeunir leur père ! J’y prendrai plus de part que personne. Au moins, ayant parlé d’Apollon, il ne m’est plus permis, sans commettre un mélange profane, de vous recommander à la sainte garde de Dieu.

  1. On n’en a que deux ; voyez n° 6409 et 6450.
  2. Fils du célèbre médecin de Genève.
  3. On avait, dans cette ville, brûlé l’Abrégé de l’Histoire ecclésiastique (voyez lettres 6252 et 6516).
  4. En 1759; voyez tome XL, page 259.
  5. C’était à Rouen. MM. Théodore Baudouin (sous le nom de Daubigny) et Caignez ont fait jouer, en 1815, un mélodrame intitulé la Pie voleuse. Ils ont placé la scène à Palaiseau. (B.)
  6. L’Histoire de France, commencée par Velly, a été continuée par Villaret, puis par Garnier, qui n’a pas achevé le règne de Charles IX.